Pas comme une bulle

« Comment vous faites les pierres ? » demande la petite voix d’une petite personne de huit, dix ans à vue de nez. Je réponds que ce ne sont pas des pierres et que c’est Pierre qui les fait : « Lui, avec le t-shirt rouge. » Une grappe d’enfants s’interroge sur les bizarres bétons enluminés par Pierre, douzaine de pépites colorées déposées sur le tas de caillasse qui trône au milieu de la médiathèque. Je commence à leur expliquer : « On les a ramassés dans une benne de gravats », puis : « On vous en parlera mieux devant l’œuvre elle-même, quand on sera sortis de l’auditorium. » Mais plus tard, on ne retrouvera pas ces mômes, trop accaparés par le goûter. C’est un vernissage, il y a à boire et à manger. Les gens se dispersent, se regroupent, se déplacent, s’appairent. Il y a des bises, des conversations, des regards. Je regrette de n’être pas davantage présent pour chacun et chacune. Je le savais par avance : j’allais être frustré. Je m’assure seulement que personne ne reste seul. Je tiens absolument à ce que certains contacts aient lieu : c’est la première fois que P. rencontre J.-E., alors qu’il connaît déjà plusieurs de mes amis. Je lui présente Juline, mais de loin. Ont-ils pu se parler ? Et la famille de Pierre au grand complet, ou presque : l’émouvante délégation venue des quatre coins du Sud, en curiosité et en amour, voir à quoi rime l’énergie déployée par leur grand Pierre dans cette médiathèque lointaine. On voudrait tous avoir ses parents, ses tantes, ses sœurs, ses cousines. Moi, j’ai mille amis qui me veulent du bien. Marguerite m’écrit le surlendemain : « Tu es super bien entouré. » Je ne peux pas mieux dire. Si l’on me demandait ce que je fais dans la vie, non pas au sens de comment je gagne de l’argent, mais dans le but de connaître véritablement ce qui m’occupe et m’anime, je répondrais : « J’écris et j’ai des amis. » Parmi les amis, je compterais les amoureux. Dans l’écriture, je compterais tous les arts qui la touchent et l’augmentent. L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art, dit la formule, et l’amitié rend l’art plus intéressant que l’art.

La veille, Jérôme s’étonnait qu’on ait terminé l’accrochage. Lui, il finit au dernier moment, le jour du vernissage. Nous, on y a passé plusieurs jours complets et, ce vendredi soir, je suis à plat. Je ferais bien de me coucher tôt. Mais il y a François Durif au Monte-en-l’Air et je ne veux pas le manquer. Tout ce qu’il dit me fait du bien. Je sais que sa fréquentation m’encouragera, demain, car j’ai besoin de renfort : je suis en train de m’aventurer sur des terrains inconnus. J’occupe l’espace de la médiathèque avec mes textes tombant du plafond, je compose un mur d’image pour tapisser une chambre imaginaire où nous avons déplacé mon bureau véritable, j’apparais dans une vidéo, je montre des objets dans une vitrine. Tout est nouveau. Je suis écrivain, mais tous ces langages pourraient être mes langages aussi. Lui aussi est écrivain, mais saurait-il se contenter d’écrire ? Je dis à Jérôme : « Je te recommande son livre, bien sûr, mais j’ignore l’effet du livre seul ; je l’ai lu après avoir lu son journal, après avoir vu ses images ; je l’ai lu comme une pièce d’un ensemble. » Et dans cet ensemble, il y a la personne de François lui-même. Sur cette place de Ménilmontant, il accueille chaque ami·e en disant : « C’est chouette » ou « Ça va être chouette ». Et il a raison. C’est passionnant et chaleureux. Il nous explique le protocole : il s’agit d’une conversation avec Gaëlle Obiégly, son amie, sa compagne d’écriture. Mais ne craignez pas l’exhibition d’un entre-soi ; au contraire, leur intimité est offerte en partage. Et leur conversation brillante est toujours généreuse. Ils n’étalent pas leur richesse ; ils posent la beauté du moment entre nous, comme pour dire : « C’est précieux et c’est pour vous, faites-en bon usage, ne la volez pas, laissez-la nous et multiplions-la, portons-la vers ceux qui voudront la recevoir. » Ils ont parlé de la mort et c’était doux, plein de sourires tendres, lumineux malgré la nuit qui s’installait. J’ai pensé : « Voilà quelles amitiés je veux créer, intimes et solides, mais pas des bulles impénétrables, au contraire, des invitations. » Je présente Pierre à François, puis on le laisse à ses dédicaces. Pierre me présente sa sœur. Je leur présente Jérôme. On attend la seconde sœur. Pierre + moi = une paire d’amis. Jérôme + moi = une autre paire. Pierre + ses sœurs = un trio. Deux paires + un trio = non pas sept, mais cinq personnes à dîner au café des Anges, comme d’habitude, où l’on nous case sur une table de quatre, serrés comme on aime l’être.

À trois reprises ma voix a failli. Je ne recherche rien tant, pendant une lecture sur scène, que de d’immerger dans le texte. J’aime absolument cette expérience : en lisant à voix haute (en occupant physiquement l’espace, par mon corps et par le son), je ressens le texte plus fort. Mais pas comme une bulle, enfermé dans un cocon rassurant, au contraire, car je ne suis pas seul, c’est en partage, je sais que des gens sont là, en face de moi, et que mon texte s’adresse à eux en même temps qu’à moi-même, et l’écho de leur perception vient amplifier ma sensation, mon émotion. Je n’ai jamais pleuré en écrivant. Tandis qu’à lire les mêmes phases à quelqu’un, oh, ça peut me mettre dans un état. Au début du chapitre « Le studio », je prononce la première phrase : « Je me souviens de l’appartement de mon père à Paris. » Et je marque une pause. Genre, quinze secondes. Vous avez cru que c’était un effet de style, un moyen de laisser Marguerite tracer les contours, d’installer le décor avant de reprendre mon récit, mais non, c’était mon sang-froid qu’il fallait reprendre d’abord, serrer les dents, déglutir, respirer à fond, et enchaîner. La deuxième phrase, je la lis comme si elle n’était pas de moi, comme si elle ne parlait ni de moi, ni de mon père, ni de Juline qui est assise en face de moi au troisième rang et qui ne savait pas qu’elle apparaîtrait parmi les personnages, cet après-midi à Villetaneuse. Je ne recherche rien tant, disais-je, que de m’immerger dans le texte, mais parfois il faut faire le contraire : m’en extraire. Le lire comme je lirais n’importe quoi, sans m’attacher au sens. Avancer en pilote automatique. Puis, une fois les turbulences passées (les passages les plus chargés en émotion), reprendre les commandes. Lire à nouveau avec tout le cœur que réclame le texte. Ouf. Mais la tristesse (le souvenir d’enfance) n’est pas seule à faire vaciller ma voix. Le présent heureux produit le même effet. Je n’aurais pas cru. Le chapitre « Terminus » dans lequel je rapporte notre conversation avec Pierre dans ma chambre (le processus de transformation du béton, très pédagogique pour notre public qui va découvrir l’œuvre tout à l’heure, l’énorme sac offert par un ouvrier sur le chantier de voirie de la rue Saint-Maur, hier matin, garni d’une tonne de gravats offerts par un autre ouvrier l’après-midi, dans la zone indus’ derrière la médiathèque) — ce chapitre lumineux, contre toute attente, fait trembler ma voix aussi. Je n’avais pas prévu ça : célébrer notre amitié devant tout le monde, pendant que Marguerite nous dessine, gravissant côte à côte les sept étages menant à ma chambre. Je m’adresse au public, bien sûr, alors pas question de me réfugier derrière mes paupières ou de me planquer derrière mes feuilles A4, je fais face, toujours, mais j’empêche mes yeux de s’attarder au sixième rang à gauche, d’où Pierre me regarde. Voilà ce qui me fatigue, ce weekend. L’amitié dont je m’entoure. L’amour au sens large. Les émotions qui déferlent. Les sympathies comme des surprises. Les gens qui estiment mon travail. Les gens qui me lisent de loin (de Compiègne par exemple) et qui, soudain, décident de s’approcher, de sortir de l’ombre, pour me dire qu’ils sont émus par mon écriture. Les gens qui comprennent ce que je fais. Pierre aussi est épuisé, après le départ de sa famille. Il dit : « On n’a pourtant pas un boulot fatigant, on n’est pas à la mine. » Le plus physique dans notre affaire consistait à suspendre nos kakémonos de papier au faux-plafond. Ça va. Il dit : « Peut-être une forme de baby blues. » D’accord, mais sans les douleurs de l’accouchement. Depuis des mois nous avions ce samedi 5 octobre en ligne de mire, et voilà, il est passé. L’expo reste visible pendant un mois. Elle vit sa vie sans nous. Je suis un peu malade, mais sans les symptômes que les gens malades ont autour de moi. Je dirais plutôt : un peu faible. Je me sens brumeux. Je me couche tôt. Je suis heureux.

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