Le tombeau d’un homme discret

J’espérais trouver une photo de Jean Vaudal, car le seul portrait que je connais de lui est ce dessin paru dans Les lettres françaises après sa mort. Je voulais connaître ses actions de résistance, qui ont conduit à son arrestation le 6 juillet 1944. J’ai donc cherché dans les archives de la police. Mais, sur le discret Jean Vaudal, les Renseignements généraux en savaient encore moins que moi. Les dossiers ne contiennent presque rien.

Je croyais qu’Hippolyte Pinaud (c’est le nom d’état civil de Jean Vaudal) avait été arrêté par la police française : j’aurais eu accès, alors, à des archives plus conséquentes (les comptes-rendus de filature, le procès-verbal des interrogatoires, une photo de l’identité judiciaire). Mais il a été arrêté par la police allemande, et il n’y a pas grand-chose sur son compte à la Préfecture de police.

Archives du Cabinet du préfet de police, dossier d’Hippolyte Pinaud (cote 1 W 1230-62954)

Quatre documents seulement. Le premier est une lettre à l’en-tête de « Monsieur de Brinon, Ambassadeur de France, Secrétaire d’État auprès du Chef du Gouvernement, Délégué général du Gouvernement français dans les territoires occupés », signée par un Jacques quelque-chose (illisible), adressée au préfet de Police : « L’attention de la Délégation générale vient d’être attirée sur l’arrestation par les Autorités allemandes, le 6 juillet 1944, à son bureau, 19 bd Haussmann à Paris, de Monsieur Hippolyte Pinaud, domicilié 44 bd d’Ormesson à Enghien-les-Bains. Je vous serais obligé de me transmettre, dès que vous le pourrez, tous les renseignements qu’il vous sera possible de recueillir concernant cette affaire. » Elle est datée du 12 juillet. Le deuxième document est une note (reproduite ci-dessus) datée des 18 et 19 juillet, dans laquelle le cabinet du Préfet de police demande à ses services d’enquêter. Le troisième est le rapport des Renseignements généraux (daté du 28 juillet). Le dernier est la réponse du Préfet de police à Fernand de Brinon (signée de la main de Maurice Lépinard, son directeur-adjoint du cabinet), accompagnée du rapport — presque un mois après que celui-ci a été commandé. Il me semble qu’à cette date, Hippolyte Pinaud est encore à la prison de Fresnes. Il sera déporté trois jours plus tard. Encore deux semaines de plus, et Paris sera libéré.

Archives des Renseignements généraux, Préfecture de police de Paris, dossier d’Hippolyte Pinaud (cote 77 W 852-273852)

Le rapport des Renseignements généraux n’est donc pas une enquête sur Hippolyte, mais une enquête sur son arrestation par les Allemands. Elle tient sur un feuillet unique. Voici ce que les super-enquêteurs ont trouvé : son état-civil (marié, sans enfants) ; son adresse (on la connaissait déjà) ; son diplôme d’ingénieur et sa licence en lettres ; la liste de ses employeurs (Rateau à La Courneuve, puis la Société technique des appareils centrifuges industriels, puis Ilex, l’entreprise où il a été arrêté). C’est tout. Ça ressemble plus à un CV qu’à une enquête policière ! Puis : « On ignore le motif de cette arrestation, ainsi que le lieu de sa détention. M. Pinaud n’a attiré l’attention de son entourage par aucune activité suspecte. Il est inconnu des services. » Autrement dit, ils ne savent rien. Ils ajoutent : « Son domicile se trouvant hors du ressort de la Préfecture de Police, il n’a pas été possible de faire sur place l’enquête d’usage sur sa vie privée. » Le motif me semble léger : je crois qu’ils ne s’encombraient pas toujours de légalité, lorsqu’ils enquêtaient sur un suspect. Alors, je me demande : ont-ils vraiment cherché à savoir ? Un délai si long (entre la demande et la réponse : presque un mois) pour aboutir à un résultat si mince… Je comprends qu’ils n’ont fait aucun effort. Dans la commande initiale (« L’attention de la Délégation générale vient d’être attirée sur l’arrestation… »), la formule suggère que ce n’est pas le Délégué général lui-même qui veut connaître la vérité, mais qu’il souhaite répondre à la curiosité de quelqu’un d’autre. En fait, il se fiche du sort d’Hippolyte Pinaud. Il a peut-être été sollicité par un citoyen inquiet (le patron d’Ilex ? un membre de la famille ?) qui ignore les activités clandestines d’Hippolyte et qui s’alarme donc de son arrestation arbitraire. Alors, pour la forme, il commande une enquête. Mais il n’insiste pas.

Dans ce document, le pseudonyme « Jean Vaudal » n’apparaît nulle part. Son CV se résume à la liste des entreprises industrielles où il a exercé la fonction d’ingénieur. On ne dit nulle part : « Il a collaboré à la Nouvelle Revue française et publié trois romans sous le nom de Jean Vaudal. » Mon premier réflexe, c’est de me sentir vexé. Nous sommes peu de choses, nous autres écrivains ! Je me rappelle l’époque (pas si lointaine) où je répondais à la question « Quel est ton métier ? » par un déroulé de ma carrière de fonctionnaire. Je me rappelle aussi avoir été obligé de cocher la case « convenance personnelle » pour demander mon placement en disponibilité de cette même carrière, car le métier d’écrivain ne figurait pas dans les « projets professionnels » prévus par le règlement. Lisant le rapport de police, je pense donc : « L’administration n’en a rien à faire, de l’œuvre littéraire de Jean Vaudal. »

Puis, je réfléchis. Et je pense soudain le contraire. Qui dit « littérature » dit « travail intellectuel » et donc, potentiellement, « engagement politique ». Si les activités littéraires de Jean Vaudal avaient été connues de la police, elles auraient figurées sur le rapport : on ne les aurait pas négligées. Alors, pourquoi n’y sont-elles pas ? Parce que la police les ignore. Je spécule. Admettons que cette pseudo-enquête de pure forme n’intéressait pas l’administration. Alors, la police s’est contentée d’une visite superficielle au 19, boulevard Haussmann. Elle a interrogé les témoins de l’arrestation, qui ont déclaré ne pas comprendre pourquoi Hippolyte a été pris. Elle ne s’est pas rendue chez lui, à Enghien-les-Bains, pour interroger son épouse. Or, pendant ses heures de bureau, Hippolyte n’était pas Jean Vaudal. Chez Ilex, ses collègues ne connaissaient pas la deuxième moitié du personnage — la moitié littéraire. Moi qui n’ai jamais compartimenté ma vie de cette façon, le phénomène me semble étrange. Mais je me souviens que G., qui écrit pourtant depuis toujours, m’a expliqué avoir vécu ainsi pendant des années. À l’époque où il occupait un emploi salarié sans rapport avec la littérature, les personnes qui le fréquentaient entre 9 heures et 18 heures ignoraient que, le soir et les weekends, il était écrivain sous un autre nom. Ainsi vivait le discret Jean Vaudal, décrit par Jean Paulhan comme un homme « timide » et même « taciturne ». Auprès de ses collègues, il taisait les joies et les affres de la création littéraire. Il ne se vantait pas d’avoir publié des romans chez Gallimard. Au déjeuner, dans les bistrots du quartier de l’Opéra, il parlait seulement de boulot (les pompes industrielles) ou des banalités du quotidien (le tram 54 Trinité–Enghien qui venait d’être supprimé, alors qu’il était si pratique pour rentrer chez lui). Il s’était habitué, depuis ses premières publications, à vivre sa passion littéraire dans le secret. Le jour et la nuit : Hippolyte Pinaud et Jean Vaudal. Il passait d’un nom à l’autre, d’une identité à l’autre. Vibrer en silence ; ne rien laisser paraître : il était déjà prêt pour la clandestinité. Il faisait cela depuis toujours. Quand l’armée allemande a occupé Paris et qu’il a fallu choisir son camp, Jean Vaudal a choisi le sien, avec sa discrétion habituelle.

Je me suis donné cette mission : me documenter sur un homme. Mais cet homme a tout fait pour brouiller les pistes — et pour rester dans l’ombre. Que faire ? Je ne prétends pas l’honorer du titre de héros, ni à lui élever un monument pour la gloire des Arts et des Lettres. Je ne veux pas heurter sa modestie. Je cherche seulement à le connaître un peu. Mais comment fait-on le tombeau d’un homme discret ?

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