Un petit malin a écrit un texte érotique. Il dit : « C’est une surprise. » Je rigole en découvrant le truc. Tandis que lui fait moins le malin : il doit craindre ma réaction. Il a beau avoir compris qu’on n’était pas en classe, mais dans un espace sûr, il éprouve ce plaisir un peu coupable du gosse qui a fait une bêtise. Coupable de quoi ? Je dis : « C’est super. » Je ne mens pas. C’est habilement écrit et ça colle au thème : « montrer plutôt que nommer », c’est-à-dire : décrire ce qui se passe entre les personnages (les gestes) au lieu de plaquer un mot sur leur relation. « Par contre, tu n’as pas tenu compte de ma consigne. Dans l’un des textes, tu dois écrire à la troisième personne ; dans l’autre, tu es l’un des personnages et tu écris aux première et deuxième personnes. » Il se relit. Dans son histoire, il a mis « je » et un prénom. Il a choisi un prénom épicène pour cultiver le doute : la « surprise » se cache derrière cette astuce. Un truc technique, en somme. La grammaire au service du récit. La supériorité du texte sur l’image : les informations qu’on choisit de laisser dans l’ombre, alors qu’à l’écran elles nous sauteraient au cou. Quand on écrit, on ménage l’implicite ; on choisit d’être lacunaire ou englobant ; on décrit l’invisible et contourne l’évidence. Il a compris ça. Bravo. Il dit que son pote l’a aidé. Bravo encore : on est meilleur avec un camarade, premier lecteur, destinataire, et donc co-auteur de ce texte à trous que l’imaginaire doit compléter. Je vois une première version, très raturée, abandonnée entre eux sur la table. Ils ont bossé, quoi. Je reviens à ma consigne : « Puisque tu cherches à créer une sorte de suspense sur le genre du personnage, essaie de le refaire avec la contrainte que je vous ai donnée, écris au je et au tu, ça te permet de ne pas révéler son prénom, de le regarder d’encore plus près, de te focaliser sur les sentiments et sensations plutôt que sur l’apparence extérieure. » Personne n’aime la grammaire (oups, c’est peut-être un kink pour vous, pardon si je vous juge), mais elle devient diablement utile (donc désirable ?) pour pimper nos histoires une fois que la mécanique est amorcée. J’ose lui dire : « Moi aussi j’ai déjà écrit des trucs érotiques et je t’assure que le tu marche bien, tu verras, on se sentira encore plus concerné quand on te lira. » Je n’en dis pas davantage, c’est déjà presque trop. Ils ont quinze ou seize ans ! Mais bon, là, c’est eux qui m’ont cherché.
Trois semaines que je n’ai rien écrit sur ce blog. Ça me semble mille ans. Trois semaines que je n’ai rien écrit, nulle part, à part ces deux pages pour la revue de Paul, merci Paul pour ton invitation, il fallait que quelqu’un m’oblige à m’y mettre. Même dans mes mails j’ai un retard honteux. Je n’ai pas le temps. Un peu de boulot (les ateliers), mais surtout la vie physique, l’amour, l’amitié, ça occupe un temps fou. Heureusement qu’avec certains, le plaisir prend la forme du travail : jamais Pierre et moi ne nous serions embarqués dans une relation aussi accaparante si nous n’avions pas senti, dès le début, que les projets de l’un deviendraient ceux de l’autre, et qu’une journée passée ensemble ne nous éloignerait pas du boulot, bien au contraire : l’art c’est ce qui rend l’amitié plus intéressante que l’art. Tandis qu’avec Pierre — et je parle ici du petit Pierre (qui n’est pas petit, mais je n’aurais pas l’idée d’appeler l’autre « mon petit ») — cette combinaison travail-non-travail est encore en phase de tâtonnement : on a essayé une fois le côte-à-côtisme (il préparait sa palette pendant que j’annotais des copies), mais on n’a pas été au top de nos performances. Autre tentative : il a dessiné mon portrait. Et ça, c’était beau (mais je n’ai pas produit grand-chose cet après-midi-là, à part le regarder) (oh, le regarder me regarder !). Lui, il est venu m’aider à démonter l’expo à Villetaneuse avec Jérôme. Voilà comment on combine. Comment on magouille. Comment on fait entrer de force les gens qu’on aime dans un emploi du temps. D’abord, je pose les blocs inamovibles : les soirées en tête-à-tête avec J.-E., quelques pans de weekend pour lui et moi. Puis, les autres. Pierre est très disponible et j’ai très envie de le voir : formidable ! Mais l’autre Pierre habite quasi chez moi et je tiens à préserver notre bulle. Notre façon d’être amis, c’est : très fort et très souvent. Je comprends pourquoi les gens normaux ne consacrent pas autant de temps à leurs amis : ils sont salariés trente-cinq heures par semaine et ils ont des enfants. Ceux qui ont plusieurs enfants prétendent que l’amour qu’ils donnaient au premier n’a pas été partagé en deux à la naissance du second : l’amour n’est pas une quantité fixe, divisée à parts égales, mais une capacité extensible qui s’agrandit selon le besoin : soudain, hop, ce qu’on croyait être un 100 % devient un 200 %, de telle sorte que personne n’est floué. Je fais pareil avec les gens que j’ai choisi d’aimer. Mais on a beau croire à ces calculs magiques (et moi, j’y crois fort), on reste prisonnier de journées de vingt-quatre heures.
Dans le RER je lis Midi-Minuit Sauna de Lucien Fradin. C’est vachement bien. Je m’immerge dans ça après avoir lu d’affilée les quatre premiers livres de Guillaume Dustan — en mode binge reading. Je préfère vous avertir, et tant pis si je divulgâche : c’est très différent. Dans les deux cas, il y a du sexe (mais pas que) (mais beaucoup). Dans les deux cas, le sexe est politique. Dustan, j’avoue que je ne le connaissais pas si bien. Quand on a commencé les Histoires pédées avec Guillaume il y a cinq ans (oui, cinq !), je fanfaronnais : « C’est une sorte d’anti-Dustan. » Je voulais dire par là, un peu bêtement, que nous n’étions pas du côté de la collection, de la compulsion, de l’addiction. Je voulais dire que nous choisissions la lumière, la joie, la tendresse, la communauté qui prend soin de ses membres. Nous choisissions l’utopie. Je disais « anti-Dustan » pour dire que nous laissions à d’autres auteurs le réalisme qui fait mal, le récit (ô combien nécessaire) de nos vies. La mission que nous nous donnions n’était pas de décrire le monde tel qu’il est, mais de célébrer nos désirs d’un monde libéré. Maintenant que j’ai lu Dustan, je sais pourquoi il est important. Je comprends ce que je lui dois. Je vois sur quels points je lui ressemble (la quête de sincérité radicale, la conviction que notre intimité est politique) et pourquoi je n’ai pas envie d’écrire la même chose que lui. Ce n’est pas seulement une question d’époque. Mais c’est aussi une question d’époque. Avec Baptiste et Maël et d’autres camarades, on parle beaucoup de tout ça. Envie de relancer un truc. « Travailler avec les amis », disais-je. Si bien que nous pourrons dire, après deux heures passées à boire des coups ensemble : « On a bien bossé. »
J’avais lu le premier livre de Lucien : PD, Portraits détaillés. Retrouver le fil d’une généalogie choisie, réparer une transmission qui n’a pas eu lieu. Lui aussi, il a fricoté avec les archives. Les émotions qu’elles procurent. Les questions éthiques qui nous tracassent quand on fantasme les vies de gens qu’on n’a pas connus. La ligne de crête entre l’hommage dû aux aînés et l’atteinte à leur droit à l’oubli (l’offense à leur pudeur). Moi, les matières que j’ai manipulées jusqu’ici sont moins difficiles, je crois. Dans Rue des Batailles, mes personnages sont si lointains que je me sens autorisé à les redessiner comme s’ils m’appartenaient ; ou bien, ils sont si proches de moi (mes parents) que je m’autorise à tout dire, car c’est moi que j’expose lorsque j’exprime mes sentiments. Le projet que j’envisage à partir de Jean Vaudal est différent, car aucun souvenir intime ne me relie à lui. Il a vécu en dehors de ma sphère personnelle, il y a quelques décennies. C’était hier. Je sais qu’il existe encore dans la mémoire de quelques uns. Je ne peux pas me contenter de fouiller dans les archives : il faut que j’écoute ce que les vivants me diront. C’est précisément ce qui m’intéresse dans ce projet. C’est précisément ce qui est difficile. Je ne me vois pas commencer ce boulot, là, maintenant, bien que je l’ai annoncé : c’est le projet financé par le Département à la médiathèque de Villetaneuse. J’ai rencontré la semaine dernière les auteurs et autrices accueillis en résidence dans le même cadre que moi, par d’autres médiathèques, conservatoires et associations. On était invités à partager un café (il y avait aussi des chouquettes). J’ai surtout parlé avec Laurence. Un peu avec Yann et Lucie. C’était super. On se reverra sans doute. On ira assister aux événements des autres. On visitera peut-être des trucs ensemble (il faudrait que j’aille à Drancy). Ça me motivera. À vrai dire, le truc qui me bloque le plus pour commencer Jean Vaudal, c’est de n’avoir pas terminé Rue des Batailles. Depuis que Rue des Batailles est commencé, j’ai écrit plein d’autres textes, mais aucun qui m’ait semblé difficile. Terminus provisoire s’est fait tout seul, d’une traite. Or, Jean Vaudal est un gros morceau. Je devrai m’y mettre à fond. Comment m’y plonger, si Rue des Batailles risque de revenir à tout moment ? Il reste des retouches, me dit Sonia. Surtout : j’attends encore la date de sortie. Connaître cette date m’aiderait à me projeter. J’espère que ce sera fixé bientôt. En attendant, j’ai ouvert un petit chantier. Un autre boulot d’archives, au fond ! Mes propres archives. Un exercice d’archéologie dans mon journal. Non pas ce blog, mais mon journal privé. Je fais des recherches par mots-clés, puis je copie et je colle des passages. Je rebidouille cette matière brute en essayant de garder sa simplicité. Son immédiateté. C’est pour la commande que m’a passée Guy : merci Guy. Ça parle de ma chambre. J’ai déjà terminé, l’année dernière, un manuscrit qui parle de ma chambre (je ne l’ai envoyé à personne, je le laisse mariner encore dans mon tiroir, mais un jour j’en ferai quelque chose parce que je suis persuadé que c’est bien). La chambre comme espace de tendresse et de création. Ça parle de sexe, mais pas que. Ce serait un peu exagéré de prétendre que je travaille quand je fais l’amour, mais… Disons que, si cette « chambre à soi » est la condition nécessaire à l’écriture, alors ce qui s’y déroule participe de l’écriture. Par ailleurs, si l’intimité est politique, alors ce que je fais dans ma chambre vous concerne autant que moi. Enfin, si la politique c’est fabriquer des utopies, alors tout devient cohérent : j’écris ce billet dans ma chambre, j’y parle d’amour et je retombe sur mes pattes.
Ce qui est vraiment magique ici, c’est de ne pouvoir s’empêcher, en lisant une ligne ou l’autre, d’y voir une attention, un mot, un signe personnellement envoyé à soi – même si probablement pas, et même si peut-être… Tant pis ! Merci pour l’espéré clin d’œil, et pour l’immensité du reste, donnée et partagée à tous – c’est très chic anyway !