Le Marsupilami ne répond plus

Je ne sais plus qui a eu l’idée de ce mot, de L. ou de moi. Il habite sur la Rive gauche, c’est loin de chez moi, au-delà du kilomètre légal. Impossible de se croiser à l’occasion d’une promenade fortuite. Pourtant, on a besoin de vie sociale — et on ne fait courir de danger à personne en se rencontrant masqués, dans un lieu public. Pas vrai ? Alors, voilà en quoi consiste l’opération Marsupilami : truander (un peu) ces règles débiles, juste pour bavarder avec un ami. On se donne rendez-vous à mi-chemin, pour accomplir des achats de première nécessité dans des magasins qui n’existent pas dans nos quartiers. J’ai besoin de quincaillerie ; lui, d’un chargeur de téléphone ; on s’est arrangés pour tomber l’un sur l’autre au rayon bricolage, fortuitement, et tailler une bavette entre les chevilles Molly et les boulons chromés.

Les lois changent tout le temps (plus vite, sans doute, que le cœur des mortels) : l’opération Marsupilami est déjà caduque. On peut désormais franchir la Seine pour effectuer un déplacement en plein air ou vers un lieu de plein air au-delà du kilomètre. Par exemple : jusqu’au Luxembourg. Là-bas, je suis tombé fortuitement sur L. et nous sommes allés ensemble chez un libraire (car lui aussi, il aime les livres). Voilà. C’est seulement ça, le plan Marsupilami. Une tricherie bien innocente, mais une tricherie quand même.

On s’expose à quoi, nous, en contournant ces règles ? Si la police m’interroge et que je n’ai pas de Marsupilami, je paierai une amende de 135 euros. C’est une somme. Je préfèrerais ne pas. Mais si cette menue délinquance est un remède à la déprime, je trouve que ce n’est pas cher payé. Et même : si c’est le prix de notre santé mentale, c’est cadeau — du temps où je voyais une psy, elle me coûtait plus cher que ça, tous les mois.

Est-ce que l’État est autoritaire et violent ? Oui. Est-ce que nous vivons dans une dictature fasciste ? Non. Avec notre opération Marsupilami, on se donne des airs de conspirateurs, mais on sait que la Résistance c’est autre chose. Le tombeau de Tommy d’Alain Blottière m’a passionné de bout en bout. Tommy, lui, ne risquait pas une amende de 135 euros en bravant le couvre-feu : s’il était pris avec de faux papiers et sans son étoile jaune, il mourait. On l’a pris ; et il est mort. Je connais tous les lieux qu’il a parcourus, minutieusement documentés dans le roman. En allant au Luxembourg, j’ai traversé la place de la Sorbonne, où se trouvait la librairie allemande incendiée par Tommy en 1942. J’ai pensé à lui. Ces jours-ci, j’ai pensé aussi à Louis Sabatié, de Montauban, que j’espère n’avoir pas trahi dans ma nouvelle. Et j’ai pensé à Jean Vaudal : dans Le tombeau de Tommy, on cite Les murs de Fresnes d’Henri Calet : j’ai remonté le fil que j’avais suivi il y a deux ans, et rouvert mes trois livres de Jean Vaudal avec la même émotion que si je relisais les lettres d’un ami — sauf que je ne le connais pas, cet homme. Et c’est pour cet homme que nous nous sommes rendus, L. et moi, chez le bouquiniste de la rue Gay-Lussac. J’avais repéré dans son catalogue un livre de 1948 dont Jean Vaudal a écrit la préface. Ce livre, contrairement à ceux que j’ai chez moi, impossible qu’il l’ait tenu entre ses mains : en 1948, il était mort.

J’aurais pu acheter le livre en ligne. Payer à distance, sans dire bonjour ni merci ; ne pas savoir quel genre d’engrenage serait déclenché par mon dernier clic (si le gars qui ferait la livraison a un contrat de travail et une sécu, ou s’il pédale pour des clopinettes). J’ai préféré ne pas. À nouveau, je pourrais me donner des airs : dire que je boycotte ces trucs-là, que je soutiens le petit commerce ; que je suis un résistant, en somme. Bien sûr, je suis sensible à ces raisons : elles m’animent, en partie. Mais c’est surtout mon désir qui me guide. Ma grande chance, la voici : les gestes que j’accomplis par conviction ne sont jamais un sacrifice, ni un acte de courage (l’abnégation, je ne connais pas). Ils coïncident avec les choses que j’aime faire (voire : avec les seules choses que je sais faire). Alors ça tombe bien. Parler avec un robot, je trouve ça naze, je préfère les gens. Et les gens, eh bien, je n’aime pas qu’ils soient forcés de faire un boulot pourri à cause de moi. Alors je ne me prive pas, je me fais plaisir. C’est sûrement ainsi que j’échappe à la névrose : tiraillé par rien du tout, écartelé encore moins. Moi, d’un seul bloc. Parfois (souvent) empêché, mais jamais coupé en deux.

Le livre préfacé par Jean Vaudal, il est coupé. Je veux dire : les pages sont coupées. Tant mieux. Ça veut dire qu’elles ont été lues. Pour l’un de ses romans que j’ai chez moi, j’avais dû couper les cahiers moi-même. Personne ne l’avait encore fait, depuis quatre-vingt ans. Ça m’avait rendu triste. Un livre devrait être une rencontre ; celle-ci n’avait pas eu lieu de son vivant. Plus tard, est-ce que c’est trop tard ?

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