Quand il se passera quelque chose

Ça se passait jeudi prochain, c’est-à-dire à cette soirée, à la bibliothèque Saint-Éloi. Il y avait du monde dans la salle : des gens assis sur des chaises. Je ne voyais pas les visages, ce n’était pas cela qui était important. Je m’intéressais plutôt à la femme devant moi, qui interprétait mes paroles en langue des signes (en vrai, jeudi prochain, elle sera à mon côté, et non face à moi). J’ai commencé à lire un extrait de mon livre – elle a fait quelques gestes brefs. J’ai poursuivi ma lecture – elle n’a rien fait en réponse. Bizarre. J’ai lu quand même, inquiet, et j’ai levé souvent les yeux de ma page pour la surveiller – elle est restée les bras ballants. Là, c’est devenu vraiment inquiétant. Alors j’ai cessé de lire, je l’ai regardée dans les yeux. Je me suis dit, intérieurement : « Elle se fout de moi ». Mais, malgré le regard-qui-tue que je lui ai lancé, elle n’a pas moufté. Bon. Je l’ai tirée hors de cette pièce, hors des yeux et des oreilles de l’assistance : il fallait qu’on règle ça en privé.

« Pourquoi tu ne traduis pas ce que je lis ?
— Mais si, je traduis. Au début, tu dis : C’est le square Saint-Éloi. Et j’ai traduit ça. Et puis, après, c’est seulement des descriptions : les arbres, les allées, la baleine. Les gens connaissent déjà. Puisque je leur ai dit que c’était le square Saint-Éloi, ça suffit, ils voient de quoi on parle. Je recommencerai à interpréter quand il se passera quelque chose. »

Elle m’a dit ça comme ça. « C’est abusé », j’ai pensé. J’ai essayé de lui expliquer que, si elle saute les descriptions, il ne reste plus rien de mon bouquin. Et que, si elle attend qu’il se passe quelque chose pour se remettre au boulot, elle peut rentrer chez elle dès maintenant. Je lui ai expliqué, pour la faire courte, le genre de littérature que c’est, dans ce livre. Poétique, si l’on veut, plus que narrative. Et je me suis senti vachement prétentieux, à dire des mots pareils.

Quand on est revenus devant les gens, ils étaient en train de partir. Ils enfilaient leurs gros manteaux. J’ai reconnu les visages : certains sont venus de loin, exprès pour moi. Il y avait même une personne qui est morte récemment, et qui est venue quand même : c’est pour dire. Et la déception, pour moi ! le mot est faible.

Je ne crois pas aux rêves prémonitoires. Au réveil, j’ai eu une pensée émue pour mes amis profs qui, sans doute, dans la nuit de dimanche à lundi, ont rêvé que toutes leurs copies disparaissaient dans un tremblement de terre. Ou bien, qu’ils arrivaient au collège en pyjama.

Je vous invite donc, ce jeudi, à m’écouter (ou à regarder l’interprète) lire des descriptions. Ça va être rasoir à souhait, promis. Il ne se passera rien, comme d’habitude dans ce que j’écris. Mais je serai content de vous voir.

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