Nous pouvons parler de mille choses, lui et moi, je le sais, j’ai déjà vérifié cette magie : ça ne marche pas avec tout le monde, mais c’est chouette lorsque ça arrive, la conversation est animée, fluide, et jamais banale. Il est le genre de personne qui ne s’encombre pas de lieux communs : il attaque aussitôt par un sujet qui lui tient à cœur, de sorte qu’il parle avec enthousiasme, montre le meilleur de lui. Puis, soudain, il vous demande (vous regardant droit dans les yeux) : « Et toi, comment vas-tu ? » Sa question, il ne la pose pas avec désinvolture en même temps qu’il vous fait la bise ; il la pose à la dixième minute, quand il est prêt à vous écouter vraiment. Alors, que faire ? On répond, car on ne souhaite rien de mieux : parler de soi. Et entendre l’autre parler de lui.
Je sais que ce sera intéressant et joyeux, mais j’ai envie de franchir une étape. Que nous osions nous aventurer dans les espaces inexplorés de notre conversation, que nous nous installions dans une intimité nouvelle. Il me fait parler de mon journal d’adolescent que j’ai publié ici une année durant. Il dit : « C’était drôle de voir les commentaires des gens qui réagissaient à ton journal en parlant d’eux-mêmes, plutôt qu’en rebondissant sur ce que tu avais écrit, toi. » Il a raison, et j’avais aimé observer cela : je me dévoilais en publiant ce journal, alors des lecteurs ont eu l’impression de mieux me connaître et, pour équilibrer la balance, ils m’ont livré en échange un peu de leur intimité. Je n’ai posé de questions à personne (j’ai seulement parlé de moi) et les autres ont compris que c’était une invitation. La porte était ouverte : on est venu me parler. Je lui décris ce phénomène comme une sorte d’émerveillement prémédité, car il s’était passé ce que j’espérais. Je lui explique cela, à lui que je suis en train d’apprivoiser (ce mot que j’utilise à la façon du renard) : ce que j’entreprends avec lui, est-ce une stratégie ? Oh, non. Le mot de stratège est trop militaire. Je ne calcule pas. Il s’agit seulement de désir, rien d’autre, et de la mise en œuvre de ce désir : j’ai envie de tirer notre conversation dans une direction, alors il faut créer les conditions propices à cette bifurcation.
Il m’a demandé, droit dans les yeux, comment j’allais : je peux donc lui dire, sincèrement, ce que j’ai dans la tête, dans le cœur. S’il ne voulait pas le savoir, il n’aurait pas posé la question. Je lui parle d’émotions et de sentiments. Il faut du temps pour les déployer, car je préfère les décrire que les expliquer, et j’aime encore moins les nommer. Ce qui existe entre deux personnes (ou entre trois), lorsque je suis l’une d’elles, est une autre sorte de magie, irréductible à un mot unique. J’ai cette prétention de trouver les étiquettes inexactes : j’aspire à la complexité, j’aspire à la fluidité. J’ai envie de mondes poreux que l’on traverserait sans douleur. On vivrait des moments importants, mais pas graves : ce serait beau et intense, mais pas sérieux. Ce serait puissant et léger. Il a compris cela, déjà, avant que je le formule, car il m’a adressé ces mots bien choisis : « ton exigeante légèreté. » Je m’y reconnais. Alors voilà, je lui parle de moi. Et lui, naturellement — personne ne force l’autre — il sent que la porte est ouverte — il équilibre la balance — il parle de lui. Une matière complexe et délicate, qui mérite d’être entendue avec soin, avec patience. On ne la résumera pas à un mot, ni même à deux. Notre conversation a lieu quelque part, mais le lieu matériel ne compte pas : le lieu véritable est une bulle, un espace d’intimité. C’est bien cette étape que nous franchissons, et j’en suis heureux — je n’éprouve pas la satisfaction d’un objectif accompli (plaisir du stratège que je récuse), mais la joie d’actualiser un désir : plaisir de voir encore les lignes se déplacer, les connexions se produire. Des liens se distendent (il n’est presque jamais question, dans cette conversation, de celui à travers qui nous nous connaissons) et d’autres s’établissent (est-ce le moment où nous devenons, pour l’autre, un ami-tout-court, au lieu de « l’ami de » ?) Les galaxies mouvantes des rapports humains, en perpétuelle expansion : peu de choses m’émerveillent autant. Peu de choses ? quelles choses alors ? Écrire, sans doute, mais c’est un peu la même histoire. Écrire : d’abord il y a le désir, puis il y a la mise en œuvre de ce désir, la chance soudaine que la magie opère, ou bien l’élaboration méticuleuse des conditions d’un tel accomplissement. Et puis, parfois, le plaisir — lorsque ça marche — le plaisir toujours mêlé à la surprise. Comme je m’ennuierais, si tout était déjà écrit.