La première personne à qui j’ouvre la porte, alors que l’exposition n’a pas commencé, c’est un homme au large sourire qui porte des fleurs étonnantes : des iris roses qui l’émerveillent lui-même. Ils ne sont pas pour moi. Il est venu les offrir à Henri, bien qu’il sache qu’Henri n’est pas là. Il reviendra chaque semaine avec des fleurs fraîches et arrangera la composition devant moi. Pourtant, Henri est absent. En son absence, c’est moi qui suis présent. Je cohabite donc avec les fleurs que Benny lui destine, et avec d’autres œuvres — car ce geste, ce cadeau renouvelé, cette visite à l’absent, est une œuvre d’art. Chaque objet de cet appartement est une œuvre d’art — même le livre qui traîne sur la commode, qui semble posé au hasard : son titre résonne avec le tableau accroché au mur, et un bristol a été glissé à l’intérieur : « Hommage de l’auteur absent de Paris ». Chaque détail est une pièce de puzzle. La lampe qui m’éclaire pendant que j’écris ces lignes n’est certes pas une œuvre d’art, c’est une lampe ; mais son ampoule a servi de modèle à la sculpture exposée dans la cuisine, qui en est le moulage. Je m’interroge sur les fruits laissés dans la corbeille par Henri. Certains sont dans un sale état. À propos des fleurs, Benny m’a dit de ne pas changer l’eau, car la composition doit se faner, s’affaisser naturellement, les pétales se détacher. Mais les fruits ? Je ne crois pas qu’Henri ait conceptualisé quoi que ce soit à leur sujet. Alors, je mange les bons et je jette les pourris. Ceci n’est pas une galerie d’art, mais un appartement habité. Le lieu de vie d’un amateur. Mon lieu de vie à moi, en l’absence de son résident habituel.
Je mange les fruits d’Henri et j’en achète de nouveaux. Je liquide sa réserve de café. Il est bon. Il vient de chez le torréfacteur d’en bas. J’en prépare un à Benny. Il dit : « Je reste un peu, le temps de voir comment la lumière vient sur les œuvres. » Je lui demande où il vit et où il travaille. Dans les notices biographiques des artistes, on utilise toujours cette expression : « vit et travaille ». Pendant le mois de mars, je vais travailler ici, chez Henri. Je ne crois pas que j’y habiterai, car je n’ai pas l’intention d’y passer la nuit ; mais, ce qu’on fait dans un lieu pendant la journée, c’est habiter aussi. La chambre où je travaille depuis six ans est un lieu de vie, bien que je rentre dormir avec J.-E. le soir. Lire, écrire, aimer parfois : ce qui se passe dans ma chambre, c’est ma vie, sans aucun doute. L’exposition s’intitule « Absent de Paris » et je considère que j’en fais partie. Je ne suis pas seulement le gars qui ouvre la porte aux visiteurs. Je suis présent en l’absence d’Henri : pour rire, je dis à quelqu’un que je rêvais de devenir calife à la place du calife. La formule serait plutôt : The artist is present. Parce qu’il ne m’a pas proposé le projet pour rien, Henri. Il est malin. Il se doute que le concept me séduit : les présents, les absents ; habiter un lieu. Ça me cause. Qui accepterait d’être gardien d’expo pendant un mois, bénévolement, pour ses beaux yeux ? Pas fou. Je ne suis pas ici pour lui rendre service, mais pour faire un truc à moi, pendant un mois. Je vais essayer d’écrire.
Toutes les trois minutes, je sens les vibrations du métro dans les murs, la ligne 7 juste sous nos pieds. C’est une vieille maison à pans de bois dans la rue de l’Hôtel-de-Ville. Si l’on voit la Seine, l’île Saint-Louis et Notre-Dame depuis la fenêtre, c’est parce qu’il manque une rangée d’immeubles : le côté impair a été abattu au XXᵉ siècle, si bien que la ruelle étroite et sombre est devenue un quai, sans vis-à-vis, plein sud. Je guette le dernier rayon du soleil couchant, pile entre les tours de Notre-Dame — là où il y avait une flèche, avant, vous savez. Mais je n’écrirai pas ici l’histoire de cette disparition, la mémoire du côté impair de la rue, les voisins de ce vis-à-vis manquant, les appartements fantômes au travers desquels je vois la Seine. Je pense toujours à ces trucs-là, c’est un tropisme. Je suis encore dans Rue des Batailles jusqu’au cou : les démolitions, l’urbanisme, les trous, les manques. Mais ce n’est pas de ce genre d’absence qu’il est question, ici, dans l’appartement d’Henri. Ce que je voudrais écrire pendant le mois qui m’est offert, c’est l’histoire d’une intimité : « Je suis dans la chambre d’un ami quand il n’est pas là. » D’autres fois, il est là. Ou bien, c’est moi qui reçois quelqu’un chez moi. Nous partageons un espace. Un corps, deux corps, dans le même volume d’air. Tour à tour, ou simultanément. Une variation sur ce thème. Non pas un catalogue de situations, mais l’étude de moments choisis, suspendus. L’idée d’une réciprocité. « Il y a un autre chez moi » signifie à la fois : « Une personne est venue dans mon espace » et : « Il existe un autre lieu où je me sens chez moi. »
Puisqu’il est entendu que je ne suis pas gardien de la maison, ni guide de l’exposition, que suis-je donc ? Benny propose le mot anglais de steward. Ça me plaît. Je prends plaisir à recevoir, proposer à boire. J’ai envie qu’on se sente bien ici (à la fin du mois, j’en aurai marre, je ferai la gueule, je vous servirai les pires breuvages, je garderai pour moi ce qui est bon : dépêchez-vous donc de venir). Mais en français, que dirait-on ? Nous hésitons sur le mot « hôte » comme traduction. Il est ambigu. Il peut désigner la personne qui accueille, aussi bien que l’invité. Étrange double-sens. Plus tard, le même jour, je demande l’avis de mes premiers visiteurs. Christine expose une œuvre dont le vocabulaire est la matière même : elle parle de la plasticité de la langue allemande. On réfléchit à voix haute. Vincent dit : « Quelle drôle de langue française qui utilise le même mot pour deux rôles contraires. » Hôte et hôte. C’est vrai que c’est bizarre. Mais plus j’y pense, plus ça me plaît. Dans cet appartement de la Cité des Arts, je suis l’invité d’Henri (je suis chez lui) et j’accueille les visiteurs (je suis chez moi). Je suis son hôte et leur hôte. Les deux à la fois. L’idée d’une réciprocité.
Absent de Paris, une exposition d’Henri Guette avec Levon Agopian, Chloé Diverd, Laurent Goumarre, Christine Herzer, Guillaume Lavigne, Mathilde Lestiboudois, Dora Maar, Raphael Maman, Benny Nemer, Juliette Teste, Kai Chun Chang, en relation avec la publication de Longue Distance, mise en œuvre par Marius Astruc.
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