Il faut un lieu pour qu’une rencontre ait lieu : on se côtoie dans un train, dans une salle de classe, dans la file d’attente d’un magasin, dans une cage d’escalier. Les immeubles à ascenseur, dans lesquels l’escalier est relégué derrière une porte coupe-feu, circulation bêtement technique en béton nu, éclairée par un néon trop blanc, n’autorisent pas la rencontre. On se donne rendez-vous dans un parc, dans un café, dans une galerie que l’on fera semblant de visiter ensemble : les villes qui ne possèdent pas de tels lieux (les villes qui ne sont pas des villes) n’autorisent pas qu’on se connaissent ainsi, au grand jour. À défaut, on ose parfois un rencard directement chez l’un ou chez l’autre, mais cette intimité immédiate, on la souhaite vraiment avec très peu de gens. Alors, il faut trouver d’autres lieux. Investir les espaces existants. Créer les espaces qui nous manquent. On se dit souvent, Pierre et moi, que notre amitié aurait une allure toute autre si cette chambre n’avait pas été inventée : elle est le lieu d’une intimité choisie, jamais subie : le lieu où nous pouvons être seul à tour de rôle, et ensemble lorsque nous le désirons. Il existe d’autres manières d’être amis qu’en partageant une chambre, bien sûr, et ces manières sont belles — mais notre manière à nous, qui ne convient peut-être qu’à nous-mêmes, nous l’avons dessinée sur mesure. Pendant que j’écris ces lignes, il me dit : « Tu sais que utopie veut dire pas de lieu ? » Évidemment je le sais. J’aime le mot d’utopie pour parler de ce qui m’anime : mon énergie tendue vers un mode de vie idéal que je n’ai pas encore atteint, vers lequel je me dirige avec enthousiasme — qui n’existe pas encore. Mais nous, ce qui nous rend heureux s’incarne dans un lieu précisément délimité : un topos, c’est-à-dire un lieu en même temps qu’un objet de discours. Je suis capable de dessiner la topographie de mes amitiés. Les lieux où les rencontres ont lieu, ceux où les relations se développent et s’épanouissent. Lieux publics et lieux intimes. La chambre où j’écris ces lignes est un accélérateur puissant. Baptiste le dit aussi : « Avant que je passe une semaine dans ta chambre, on ne se connaissait pas si bien. » On se voyait au café quand il venait à Paris. Et puis il y a eu la chambre. Des tas de gens, parmi ceux qui sont mes amis aujourd’hui, ont dormi ici. L’autre soir aux Anges, par exemple, autour de la table, j’ai compté : Pierre, Maël, Baptiste, Thomas, Gaétan, Pierre. Nous aurions été amis sans cette chambre, peut-être, mais quelque chose s’est cristallisé à ce moment. Jérôme est venu souvent chez moi (il n’était pas à la table de mon anniversaire) et je suis allé chez lui à Bruxelles. Ce n’est pas rien de savoir quelle tête a l’ami au petit déjeuner. Au printemps dernier, Jérôme m’a dit : « Natan vient en Europe. » Il m’avait parlé de Natan, le traducteur en portugais de son Autubiographie. Il était sûr qu’on s’entendrait bien. J’ai confié mes clés à Natan avec quelques instructions. Nous nous sommes vus deux ou trois fois pendant la semaine. Il édite la revue Caça e Pesca qui n’est consacrée ni à la chasse, ni à la pêche. Cet hiver, il m’a demandé un texte pour Caça e Pesca puisqu’il s’agit d’une revue littéraire. Il m’a dit : « Le numéro 13 fête le deuxième anniversaire de la revue et aura pour sujet le lieu (locus). » Si ma chambre n’avait pas existé, mes conversations avec Natan ne se seraient pas déployées de la même manière ; il est très probable que nous ne nous serions même pas croisés ; sans obligation de se donner rendez-vous pour la remise des clés, nous aurions échangé quelques messages laborieux pour accorder nos emplois du temps et proposer mollement un café ; nous serions passés à côté d’une rencontre ; j’en suis certain. Il faut un lieu pour que quelque chose ait lieu. J’ai donc écrit ce récit : « C’est une maison ». L’appartement que je décris est celui qu’Henri m’avait confié à la Cité des Arts pendant son expo « Absent de Paris » : il avait créé le lieu où ma rencontre avec Pierre a eu lieu. Je vous livre ce texte, truffé de mots géologiques pompés dans les « Travaux pratiques » de Perec (la voix off du clip tourné avec Pierre cet été), ici en version originale, tandis qu’il paraît dans Caça e Pesca traduit par Natan Schäfer sous le titre : « É uma casa. » La première fois qu’un texte de moi est traduit et publié. Merci Natan.

C’est une maison
C’est le lieu où quelque chose peut avoir lieu. Mais d’abord, longtemps avant, c’est une cuvette géologique. Un socle cristallin sur lequel se déposent les sédiments, les grès et les schistes. Les mers chaudes recouvrent le bassin parisien, les micro-organismes forment les couches calcaires, l’eau se retire. Les phases émergées et immergées se succèdent, entrecoupées de longues époques lacustres. Le millefeuille de sables et de gypses, de marnes et de caillasses est achevé. Le fleuve trouve son lit. Au bord de celui-ci, des gens assèchent le marais. Ils nivellent la grève. Ils construisent une berge. Ils habitent le quartier. Ils inventent la ville du futur. Ils creusent des fondations et montent un mur de pierre. Ils élèvent des poteaux à section carrée taillés dans des chênes pluriséculaires. Ils posent les poutres. Ils comblent les pans de bois avec un torchis de plâtre. C’est une maison de cinq étages sur un quai au bord de la Seine. Face à la maison, une île, d’autres maisons, une cathédrale gothique. Des gens vivent dans la maison, puis meurent. D’autres vivent à leur tour. Le temps passe. Des gens décident que cette maison accueillera des artistes. Un artiste est mon ami. Il habite une pièce du deuxième étage pendant un an. Le septième mois, il est absent. Il ne laisse pas sa chambre vide : il organise une exposition. Parmi les œuvres, il y a moi qui ne suis pas une œuvre, mais un homme qui écrit, assis sur une chaise, les coudes sur le bureau. Parfois quelqu’un sonne. J’ouvre la porte. Je montre les images et les objets exposés. Nous parlons. Ailleurs, loin d’ici, à plusieurs centaines de kilomètres, quelqu’un prend un train. Il sort du train. Il marche. Il dort quelque part. Il voit des gens. Il fait des trucs. Deux ou trois jours passent. Il marche sur la couche d’asphalte qui recouvre les pavés de grès cubiques. Sous les pavés, une couche de sable. Les marnes, les calcaires, le schiste. C’est une rue dans la ville où j’habite. La rue est bordée de maisons aux soubassements de pierre, aux murs de briques, au parement de plâtre. Certains immeubles sont en béton. D’autres sont élevées dans ce calcaire qu’on nomme lutécien. Il pousse une grille de fonte. Il monte l’escalier de bois. Il sonne. J’ouvre la porte. Il vient visiter l’exposition. Il parle, je parle. Nous sommes deux dans cette pièce. C’est le cadre dans lequel les choses peuvent avoir lieu. C’est une scène. Une espèce d’espace qui délimite les corps, les gestes, les paroles. Voilà. Quelque chose a lieu.