Il n’y a pas de temps perdu

Pour aller au lycée de P. l’autre jour, j’ai pris de l’autre côté depuis la même gare. Un quart d’heure à pied. Là, pour le collège, ce sera vingt minutes dans la direction opposée. La gare s’appelle Épinay-Villetaneuse : logique. Il y a donc le côté de chez Jacques-Feyder (le lycée d’Épinay) et le côté de chez Jean-Vilar (le collège de Villetaneuse). Ce qui m’intéresse dans cette expérience, c’est de comprendre ce qu’il y a entre. J’avais écrit cette phrase à Laurent un jour, probablement en 2016, à propos d’une promenade que j’envisageais, et il l’avait trouvée « tellement Antonin » qu’il m’avait demandé de la glisser dans le manuscrit en cours, et c’est ainsi que Martin déclare dans Le héros et les autres : « Je suis allé de là à ailleurs, pour voir ce qu’il y a entre. » Eh bien moi, ce matin, je suis allé de la gare au collège. Cette aventure n’était pas qu’une étude de continuité urbaine (comment les quartiers se juxtaposent sans se tricoter l’un à l’autre, rangés au long de la route nationale 328) : j’avais aussi le désir de voir en vrai un toponyme rencontré sur la carte. Au carrefour de la route de Saint-Leu et de l’avenue Jean-Baptiste-Clément, j’avais lu : « Le Temps perdu ». Un lieu-dit qui chante bon le passé rural de la couronne parisienne, déjà nommé ainsi sur la carte de Cassini, retrouvé sur mon plan des années 80 où l’Université vient de s’installer. Marchant sur la route de Saint-Leu, j’ouvre grand les yeux, espérant qu’une cité, qu’une impasse, que n’importe quoi porte encore ce nom troublant — disons que j’étais à la recherche du Temps perdu, comme Marcel — mais de panneau de voirie, point. Ma déception. Soudain, un bistrot. Le Temps perdu. Voilà. Survivance d’un toponyme pluri-séculaire dans une enseigne commerciale. Du haut de cet auvent de bar, quatre siècles vous contemplent. Mais que fait la mairie ? Si j’étais élu, j’appellerais tout le quartier : Temps perdu. À l’heure de l’augmentation du temps de travail, de l’exigence de rentabilité de chaque seconde (et du trading à la milliseconde), ce serait un acte de résistance. Heureux habitants du Temps perdu, ne comptez plus vos heures : elles ne valent rien, tout est cadeau.

Au collège, les élèves perdent leur temps avec moi plutôt que bûcher sur le programme. Ah, ce n’est pas en écrivant de la poésie qu’ils gagneront des points dans Parcoursup, les pauvres chéris. Et encore moins : en prenant du plaisir (l’algorithme ne sait pas ce que c’est). Je crois qu’ils ont aimé cette première séance. Ou alors, ils font bien semblant. Je joue faussement au mec blasé en disant à la prof : « Ah, mais ils ne sont pas toujours comme ça ? » J’avais apporté des post-its de couleurs pour éviter le syndrome « copie à carreaux » qui sent si fort la corvée scolaire ; le jeu s’appelait « poème-puzzle » parce que nous avons d’abord écrit des bribes sur les post-its (évocations de l’espace sur les carrés roses, sensation de nos corps sur les carrés verts), puis assemblé ces fragments, comme autant de vers d’un poème dont le titre serait Moi dans mon espace. Une salle de classe, c’est une espèce d’espace dans lequel se trouvent des objets (des meubles, des cahiers), des personnes (des enfants, des adultes)… et quoi d’autre ? J’ai lancé la question au petit bonheur. Il n’y a pas de question perdue : ils ont mordu à l’hameçon direct. « De la lumière », dit quelqu’une. « Du bruit », dit quelqu’un. « Des idées. » « Des émotions. » Et une pensée pour les absents (le camarade qui vient de déménager : si on pense à lui, il est un peu présent aussi). D’autres choses encore ? Immatérielles, invisibles : ce que l’on imagine (et le voisin ne le sait pas). Samedi soir, L. nous a expliqué qu’une présence l’accompagne lorsqu’il est seul, probablement un esprit, il pense que c’est une femme, mais il n’en est pas sûr : elle ne se manifeste pas, il ignore ses intentions. « Peut-être qu’elle n’a aucune intention », avons-nous suggéré avec J.-E., « et qu’elle ne te fera rien. » On a voulu le rassurer, mais en vérité on n’avait pas idée de ce qu’il percevait, ressentait, éprouvait dans sa tête et dans son corps. Avec les mômes, nous n’allons pas si loin aujourd’hui. Ils sont excités (en bien) : vifs. Et moi, aux anges, parce qu’ils enchaînent au quart de tour sur les thèmes que je leur tends comme des perches, qui sont les miens, intimement, artistiquement, ceux des liens que j’ai tissés entre les œuvres que j’ai choisies et que nous irons voir ensemble dans quinze jours, pour écrire en compagnie d’elles : cohabiter avec les œuvres des autres pour écrire ses trucs à soi, c’est précisément ce que je fais ces jours-ci chez Henri et la coïncidence des calendriers me ravit.

À celles et ceux qui s’inquiètent de voir l’heure tourner, je réponds : « Si vous avez pondu une bonne phrase à la fin de l’atelier, c’est déjà cool. » Deux heures d’échanges, de réflexion, d’idées notées sur les feuilles volantes, et au final : un machin de cinq lignes : le petit gars est content de lui. Il peut. Je lis son texte devant les autres, et je dis : « Cinq lignes en deux heures ! Tout ça pour ça ! Et encore… À mon avis, il n’y a qu’une seule phrase de bien, là-dedans. » Je fais semblant d’être vache : en vrai, c’est un compliment et il l’a compris. Son texte se termine par : « J’accroche mes idées sur la table. » Voyez pourquoi je suis content : l’irruption de la poésie. À la table d’à côté, deux malins ont opéré une dérive : de leur observation de l’espace (la salle de classe), ils n’ont retenu que les affiches punaisées au mur ; de l’évocation de leur corps, ils n’ont gardé que le geste de coller des post-its les uns aux autres en une longue chaîne animale. Leur poème tient en une phrase unique et surréaliste, la substantifique moelle : « Une chenille qui regarde les affiches. » C’est un collage, beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie (ils n’ont pas la réf, mais je leur expliquerai). Une bonne phrase en deux heures ! Rendez-vous compte. Je les reçois comme des cadeaux. On n’indique jamais le prix sur un cadeau, ce serait vulgaire. N’empêche que moi, pendant que les gosses perdent leur temps, je suis payé à l’heure. Je viens de gagner des sous, en même temps que de m’amuser follement. Je ne comprends pas comment j’ai pu faire un autre métier que celui-ci, avant.

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2 commentaires

  1. “Ce qu’il y a entre”,
    C’est peut-être ce que Sylvie Germain, perçoit lorsque qu’elle tente de décrypter l’œuvre de Vermeer dans son essai “Patience et songe de lumière”, 1996. Elle estime qu’il y a une troublante relation entre la peinture et l’écriture.
    Elle écrit:
    “Entre ces deux églises, la blonde (la Nouvelle Église) et l’anthracite (l’Ancienne Église de Delft), Vermeer a accompli son œuvre. Il faut donc pénétrer dans la ville pour aller à sa rencontre, par la porte de Schiedam ou par celle de Rotterdam, par voie d’eau ou de vent, qu’importe.
    C’est le visible qu’il s’agit de pénétrer, par voie de songe et de patience, jusqu’à en frôler l’intérieur, c’est-à-dire le revers d’invisible, de mystère et d’infini. Car c’est là, en ce lieu d’étrange coïncidence entre le plus extrême dehors et le plus intime dedans que se tint en vérité l’atelier du peintre”.

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