« Au lieu de noter seulement les choses que je vois, est-ce que je peux faire plutôt un poème ? »
Quelqu’un conteste déjà ma consigne. Mais ça va, je ne suis pas contrarié.
« D’abord, je voudrais que tu essaies de faire ça : noter tout ce que tu vois, platement. Mais ensuite, cette liste peut devenir un poème. On peut même considérer qu’elle est déjà un poème. Ce livre que je vous ai montré : c’est seulement une liste, mais c’est aussi de la littérature. »
Je parle de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, bien sûr. Ce n’est toutefois pas un extrait de ce livre-ci que j’ai lu, à voix haute, dans ce square perché au-dessus de la rue des Pyrénées. J’ai lu plutôt les « Travaux pratiques » proposés dans Espèces d’espaces, qui sont une sorte de mode d’emploi pour écrire sa propre Tentative d’épuisement. Je me fais plaisir.
Ils jouent le jeu. Ils observent. Il y a ceux qui s’intéressent au passage des voitures sous le pont de la rue Charles-Renouvier ; il y a celui qui décrit le travail des ouvriers sur l’échafaudage d’en face ; il y a celle qui se penche vers les feuilles des buissons. Ce square est un lieu à décrire en soi, en même temps qu’un poste d’observation vers l’extérieur. « C’est comme depuis un balcon : vous pouvez regarder les gens, en bas, sans qu’ils vous voient. Décrivez-les précisément. » On reste un quart d’heure, puis on file vers la rue Stendhal.
Un grand espace : quel genre d’espace ? « Un potager. Ils cultivent des trucs. » C’est vrai. Ils cultivent en plein Paris. « Mais c’est nouveau. Avant, il n’y avait rien », précise quelqu’une qui a vécu juste à côté. Je demande : « Il n’y avait rien ? Mais ça n’existe pas, rien. Alors c’est quoi, cet espace vide au milieu de la ville ? » J’explique le réservoir d’eau, caché dessous. Et les serres installées dessus. Des gens travaillent sur les parcelles.
« Y a une brouette », dit quelqu’un.
Je réponds : « Écrivez dans vos carnets ou dans vos téléphones : brouette. Il n’y a pas beaucoup d’endroits dans Paris où vous pourrez écrire brouette, alors profitez-en.
— Si. Il y en a sur les chantiers aussi. »
Sur le parvis, quelqu’une prononce le nom de Saint-Germain-de-Charonne, parce que c’est l’église qu’elle fréquente. Elle en connaît l’intérieur. Et moi, je dis « église romane » et « village de Charonne », parce que j’ai des notions d’histoire, mais je ne suis entré qu’une fois dans l’édifice. Nous sommes complémentaires. Quelqu’un parle du cimetière, caché derrière. On n’ira pas le visiter cette fois-ci.
« Je peux avoir un croissant et un pain au chocolat ? » Là, c’est un garçon qui voudrait se servir deux fois dans le lot de viennoiseries achetées par F., alors que nous sommes attablés autour de gobelets fumants (du thé bien chaud) à la Flèche d’Or. C’est la pause goûter, et la fin de la promenade. C’est surtout la visite d’un lieu étrange à deux pas de leur lycée. Nos hôtes expliquent ce qu’ils font, depuis quelques mois, dans les murs de cette ancienne gare, ancienne salle de spectacle, ancien bar — dans cet espace qui reprend vie. Des gens se démènent pour réinventer, au jour le jour, une manière d’ouvrir ce lieu au quartier — à cause des restrictions que l’on sait. Ils nous parlent de solidarité, d’inclusion, de création, de fête. Ils nous font visiter les coulisses : la cuisine avec vue sur les voies de la Petite Ceinture, c’est classe.
« On a besoin de modèles pour les réglages lumière : si vous n’êtes jamais montés sur une scène, c’est l’occasion. »
En voilà quatre qui ne se font pas prier. Je me souviens des (rares) fois où je suis venu ici pour des concerts, quand j’étais étudiant. C’est un lieu que je n’ai pas beaucoup connu, certes, mais suffisamment pour avoir des choses à en dire. Une brève expérience. C’est précisément cela que nous faisons cet après-midi : parcourir des lieux pour avoir, plus tard, quelque chose à en dire.
Les élèves habitent à Belleville, à la porte de Montreuil ou à Voltaire. D’autres habitent dans le 14e, ou carrément à Saint-Denis et à Bobigny. Personne n’a fréquenté le même collège. Chacun a fait son stage dans un endroit différent. La seule histoire commune aux douze individus de ce groupe, c’est celle qui se déroule entre les murs du lycée. Alors, pour construire un récit collectif, et l’écrire ensemble, de quoi parlerons-nous ?
Une conversation commence par des lieux communs. On dit trop de mal des lieux communs. Ils sont précieux, pourtant. Si on parle de la météo, quand on ne sait pas quoi dire, c’est parce qu’il faut bien commencer. Que peut-on partager, sinon, avec l’autre dont on ne sait rien ? Après que le contact est établi, on propose autre chose. On ose. On bifurque. Je voudrais que notre récit s’écrive de la même manière. La semaine prochaine, nous commencerons à l’élaborer à partir de son décor : la rue de Bagnolet, le balcon du jardin des Oiseaux, le potager sur le réservoir, les vieilles pierres de Charonne, la salle de concert dans une gare désaffectée. Nous commencerons donc par les lieux communs : ceux que nous avons parcourus.
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