Je n’ai pas senti le feu, comment dire, la flamme, le truc magique. Chaque fois, je me dis que la séance qui commence pourrait être une de ces parenthèses, un de ces moments suspendus : une écoute, une curiosité, et soudain la réaction chimique se produit. Je sens des ailes me pousser. Alors j’ose tout. J’en parle à M. en sortant du collège : l’an passé, avec les Sixième de La Courneuve, on a lu Aragon, c’était trop bon. « Je me suis fait plaiz’ et eux aussi, ils ont kiffé » (oui, c’est moi qui parle comme ça quelquefois). À la même époque, je travaillais au lycée, et cette magie était impossible avec ma classe de Seconde. Ça n’aurait pas pris. Les Cinquième d’aujourd’hui, je les sens bien. Je n’ai certes pas éprouvé le frisson, mais c’était cool. Ils sont un peu chiants, mais mignons. Une poignée d’entre eux a participé au projet avec Béatrice l’année dernière : ils ont filmé leur collège avant démolition. Un môme résume ce travail en une phrase : « On a filmé des lieux, là où il y avait des souvenirs. » Les bâtiments seront détruits cette année. Il fallait documenter tout ça. « Faut que j’aille voir avant que tout ça ne disparaisse*. » On ne sort pas de là. Je passe ma vie dans cette entreprise, pourtant vouée à l’échec, je le sais. C’est une tentative : Tentative d’épuisement, etc. Quand j’étais gosse, moi aussi, mon collège a été démoli et rebâti : j’ai passé mon année de Sixième (et de Cinquième ?) dans des locaux d’attente, à l’emplacement de l’ancienne gare du Pecq. Voilà le point de départ de Terminus provisoire — ce manuscrit achevé désormais, qui deviendra un livre un jour (c’est mon désir et celui de l’éditeur), mais quand ? Les Cinquième que je rencontre aujourd’hui ne le liront pas. Mais il faudra que je leur en parle, quand même. Afin qu’ils sachent qu’on travaille sur le même sujet, eux et moi.
Là, je leur ai demandé de décrire un lieu. Celui de leur choix, pourvu qu’il soit situé dans leur ville, sur leur île. À la fin de la séance, chacun et chacune a inscrit son lieu d’élection sur le plan grossier que j’avais tracé au tableau : leur île a la forme d’un croissant. Ou d’une lune. Je préfère dire : « d’une banane ». L’Île-Saint-Denis : portrait d’une ville. Admettons que la ville soit un puzzle ; admettons que le puzzle ait la forme d’une banane ; admettons que chaque pièce du puzzle soit un texte écrit par un élève ; alors cet atelier d’écriture serait un jeu. Alors, on s’amuserait. J’espère que ça marchera.
Dans le train vers Saint-Denis–L’Île-Saint-Denis, dans le RER D à Châtelet–Les Halles, dans les tunnels, sur la Plaine Saint-Denis morne plaine, sous le ciel blanc humide, dans les travaux qui n’en finissent pas. Dans mon sac à dos, une douzaine de bouquins, ça pèse, ça me rassure : je piocherai dedans pour l’atelier, au cas où. Je dirai : « Écoutez comment il parle d’un paysage, lui, et comment elle décrit une ville, elle. » Les auteurs et autrices qui accompagnent, qui nourrissent. De Paul Auster, j’ai emporté la Trilogie new-yorkaise à cause des lettres formées par le personnage errant, sur le plan quadrillé de Manhattan dans Cité de verre. Je n’ai jamais lu le troisième volet : La chambre dérobée. Alors, dans le RER, je l’ouvre et j’attaque. Premières pages. Le narrateur reçoit une lettre : une femme inconnue veut lui parler de Fanshawe, un ami qu’il a perdu de vue depuis longtemps. « Fanshawe avait disparu, écrivait-elle. » Oh. Évidemment. Un homme a disparu : on ne sort pas de là. Je passe ma vie dans cette entreprise. Même si je n’ai pas touché à Rue des Batailles depuis des mois. J’écrivais autre chose. Mais Rue des Batailles reste présent en tâche de fond. Ça mouline. Un homme a disparu, donc. Je continue à lire : « Cette lettre produisit en moi toute une série de petits chocs. Elle me donnait trop d’informations à intégrer d’un seul coup ; trop de forces contraires me tiraient à hue et à dia. Fanshawe avait soudain surgi du néant pour réapparaître dans ma vie. Or, à peine avait-on mentionné son nom qu’il s’évanouissait à nouveau.** » J’ai appris l’existence de Jules en même temps que j’apprenais sa disparition : voilà exactement mon moteur pour écrire Rue des Batailles. Il faut que je retourne à Rue des Batailles, j’en ai besoin. Je perds de vue l’essentiel, je peine à me mobiliser. Je m’éparpille. Je disais à W. au sujet de l’écriture de son propre livre : « C’est fou qu’on n’arrive pas à s’y mettre, alors que c’est la chose qu’on préfère au monde. » On répond d’abord aux sollicitations venues d’ailleurs. On a trop besoin d’être réclamés, attendus, désirés. Cette dépendance au désir de l’autre : « notre malédiction », disait R., et je lui donnais raison. Personne ne désire mon roman, sauf moi. Personne ne désire l’écrire plus que moi. Alors, je m’y mets quand ? Je n’attends certes pas un oracle pour me mettre à bosser, mais les encouragements sont bienvenus. Les premières pages de La chambre dérobée lues dans le RER : on va dire que c’est un signe. Le train, la plaine industrielle, un pont métallique enjambant la Seine : le décor de Rue des Batailles.Un homme a disparu. Il s’est dispersé dans les limbes. On l’a perdu de vue. Je me perds en chemin. Souvent, trop souvent, c’est moi qui m’égare.
* Raymond Queneau, Courir les rues
** Paul Auster, La chambre dérobée
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