Je n’avais rien compris à ce tableau, je me disais : « On verra bien. » J’ai vu, mais je n’ai toujours pas compris si je devais de l’argent à l’Urssaf ou si elle m’en devait. Puis, j’ai reçu un appel à cotisations, alors j’ai payé les 259 euros demandés. Ensuite, j’ai reçu 750 euros, tombés directement sur mon compte bancaire sans passer par les cases « courrier » ni « notification sur le site de l’Urssaf » : je fouille toutes les rubriques, je ne vois nulle part ce chiffre, il ne correspond à rien. Je n’ose pas me réjouir du cadeau, de peur qu’on me demande de le rendre. Entretemps, j’ai trouvé un autre chat à fouetter. Ledit chat a ouvert les hostilités d’un méchant coup de griffe. Il s’appelle Ircec, je n’avais jamais entendu parler de lui. Papier à en-tête avec logo, mais aucune explicitation de l’acronyme, encore moins de présentation de l’établissement, de ses missions, de la raison pour laquelle il a l’honneur de solliciter mon obole. Pas de « bonjour » non plus. Seulement une ligne de tableau et l’injonction à régler 1455,76 euros dans le mois. Ces gens-là sont bien placés pour savoir combien je gagne, et donc : que ça va être chaud. Je peste. J’y mettrais sans doute plus de cœur si l’on m’informait de la destination de mon pognon — en fait, j’ai commis la faute de toucher une grosse bourse l’an passé (celle de ma résidence Île-de-France) : j’ai dépassé un plafond et je dois être puni. Sur le site de cette institution, j’apprends que c’est en rapport avec la retraite. Et on peut choisir de cotiser deux fois moins en cochant une case. Ah bon ? Ce doit être un piège… S’il suffit de dire « Je préfère ne pas » pour être épargné, ça semble trop facile, il doit y avoir une contrepartie (souvenez-vous du pacte de Faust avec Méphistophélès).
On n’y comprenait rien, et désormais tout s’éclaire. La jungle n’est pas devenue prairie : elle reste dense et hostile, mais la différence à présent c’est que nous sommes mieux équipés (la rando en Converse quand on a les pieds plats comme moi, je déconseille). Une formation à la SGDL : « L’état d’écrivain ». J’aime l’expression. L’état, comme : « dans quel état… ! » (air apitoyé). Et surtout, « l’état » pour dire « le métier », comme Jules Vallès dans Le bachelier racontant le mépris des gens comme-il-faut envers les prolétaires-intellos comme lui, qui travaillent du chapeau mais ne savent rien faire de leurs mains. L’enfer pour trouver un logement :
Rue de la Parcheminerie, je croyais avoir découvert ce qu’il me faut, quand la propriétaire m’a posé une question qui équivalait à celle-ci : « Est-ce que vous vivez des produits de la prostitution ? »
Sur ma réponse négative :
« Mais alors quelles sont vos ressources, vous n’avez donc pas d’état ? »
Du haut de l’escalier, elle m’a encore regardé avec mépris :
« Va donc ! Hé ! feignant ! »
Pas d’autre état que celui d’étudier et d’écrire. Si vraiment nous ne sommes « bons qu’à ça » comme disait l’autre, arrangeons-nous pour le faire dans des conditions honnêtes. Oh, je ne demande pas grand-chose, juste à comprendre un peu mieux. Autour de la table de la SGDL (immense et revêtue de cuir, on ne pose rien à côté du sous-main, c’est fragile, et le buste de Balzac nous fait les gros yeux) on est une douzaine, des vies et des ambitions différentes. Personne, parmi nous, pour se complaire en artiste maudit ; personne non plus pour réclamer sa statue de génie des lettres. J’aspire quant à moi à jouer un second rôle le plus honnêtement possible. Marquer mon époque d’une empreinte indélébile, je m’en fous pas mal, mais si l’on pouvait dire de moi que j’écris des trucs bien et qu’il y a des gens pour aimer ça, j’estimerais avoir bien travaillé.
H. me parle d’un écrivain mineur et oublié. Il comprend ma tendresse pour les figurants qui hantent les arrière-plans. Il m’explique comment il est tombé sur cet homme-là par hasard (il n’y a pas de hasard : le goût de ces appels qu’on accueille comme des signes). Le fantôme a joué un vague rôle dans la comédie littéraire, puis il est sorti des radars. De son temps, on se souvient surtout de Proust. À nos pieds, dans ce café, s’agite une chienne pas farouche : elle saute, pose ses pattes sur mes cuisses, cherche la caresse. Je demande aux voisins de table comment elle s’appelle : « Odette. » Je réponds : « C’est un prénom proustien » — puis je réalise combien je dois paraître snob. Je dis : « C’est parce qu’on parlait de Proust, justement » — indifférence du côté du maître d’Odette. Je conclue, à propos de la charmante animale : « Elle se donne au premier venu. » Ainsi va la littérature : cent ans plus tard, on se souvient d’Odette et moi, au bistrot, je dis à un type que sa chienne est une grue. Qu’il ne m’en veuille pas, c’est la faute à la postérité des grands hommes. On a oublié tous les personnages de l’autre, le figurant dont me parlait H. : tant pis. Les miens ne finiront pas en Pléiade non plus, mais il sortent un peu de moi, de mon vivant, et j’aime ça : dans un texte que je lui fais lire, H. remarque un personnage prénommé comme lui qui partage, en plus, une de ses caractéristiques physiques. Le goût des coïncidences. Odette revient à la charge, elle nous lèche les mains.
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