Je ne vois même pas le haut de l’hôtel de ville, son beffroi perdu dans le brouillard, alors les deux affreuses tours derrière le cinéma, je n’y pense même pas. Totalement effacées, oubliées. Je n’aimais pas leur surplomb : je me méfie de la verticalité. Ce matin, le ciel, au-delà de cinquante mètres : un écran blanc — comme au cinéma, justement. Je prends la rue de Rosny, la rue Pierre-de-Montreuil, ça monte un peu. Le parc des Beaumonts : un paquet de nuages retenu par les arbres humides. Je ne distingue pas le bout de la rue Lenain-de-Tillemont. Les contours du collège, même pas flous, carrément absents. Une photo sur Instagram m’attire ce commentaire de G., qui sait où je me rends : « Les chouchous dans le brouillard ? » Les chouchous, oui, car je lui ai dit que c’était ma classe préférée. Je réponds : « J’espère que mon atelier sera moins brumeux. »
Je ne dis pas que l’autre classe, dans l’autre collège, n’est pas chouette aussi. Les enfants pas intéressants, ça n’existe pas. (Même les adultes, je suis sûr qu’en creusant bien, on trouve toujours quelque chose dedans, mais souvent il faut fouiller plus profond). Mais ils sont difficiles. Je n’ai pas dit turbulents : qu’ils parlent à tort et à travers, s’ils en ont envie, pourquoi pas… ! c’est le rôle d’un gosse de partir dans tous les sens (et mon rôle d’adulte, alors ?) Mais, depuis la rentrée, les gosses de ce groupe (jusqu’ici vifs, bruyants) sont devenus mornes, apathiques, blasés : ils me rendent un peu triste. Alors j’ai abandonné mes références les plus austères (ma passion de la description, qui demande un brin de concentration pour être partagée) pour leur lire un texte plus aguicheur : des mômes de leur âge qui décident de franchir les frontières de leur quartier (il y a encore des descriptions à cet endroit, et je les assume, car notre projet est un travail documentaire sur le territoire avant tout), qui sèchent l’école pour aller voir ce qu’il y a de l’autre côté : au-delà du boulevard, du tunnel et de la voie ferrée, il y a la mer. L’aventure, quoi. Je lance à la classe : « Si je vous disais que la mer se trouvait à trois stations de bus du collège, et qu’on pouvait y aller maintenant, tout de suite, vous réagiriez comment ? » Silence. Ils ne bronchent pas. Puis, enfin : « Bah on peut pas savoir, parce que de toute façon c’est pas vrai, il n’y a pas la mer ici. »
Je multiplie les questions pour les inciter à s’exprimer. J’ai l’impression de mener un interrogatoire, de leur braquer la lumière en pleine face pour les faire parler. Je suis seul, debout, face à une masse d’enfants. Cette verticalité me dérange. Alors, vite, je cesse de m’adresser au groupe et je dis : « On commence à écrire. » Et, comme ils n’ont pas compris les consignes, je viens les voir un par un, assis à côté d’eux. On se parle. Idéalement : d’égal à égal. Moi qui soufflerais des idées, qui aiderais à construire. L’élève qui proposerait une voie divergente, une voix plus personnelle. J’aspire à cette horizontalité.
Le sujet de cet atelier : « Dans votre décor quotidien, un lieu vous intrigue, une zone inexplorée, une barrière jamais franchie. Qu’y a-t-il de l’autre côté ? C’est une faille dans le réalisme, une trappe vers l’imaginaire. Faites-vous plaisir. » Je le dis comme ça, en substance. Les mômes râlent quand il faut parler du réel, mais ils traînent des pieds aussi quand il faut inventer.
« De quoi avez-vous envie ?
— De rien. »
Peu importe qu’on ait envie d’écrire, de lire, ou de quoi que ce soit d’autre. S’il y a du désir — n’importe quel désir — je veux essayer d’y répondre. Mais ils déploient au contraire une grande énergie pour ne pas faire, comme Bartleby qui « préfèrerait ne pas » : depuis quelques semaines, ces jeunes garçons et filles se protègent du risque, s’enferment dans un cocon tiède. Ils me font penser aux adultes déçus et inquiets qui, trop souvent, réagissent pour ne pas qu’une menace (ou soi-disant menace) leur tombe dessus, plutôt que d’espérer qu’une belle chose se produise — qui sont figés dans un réflexe de défense, plutôt qu’animés par l’élan créatif, par l’attraction d’un futur désirable. Je comprends ce refuge, cette coquille. Mais comment dépasser l’empathie, puis ranimer la flamme ? Cette résistance passive me désarme. La véritable paresse, s’ils étaient paresseux (ils ne le sont pas !), consisterait à se laisser faire, à glisser sur les rails que je pose devant eux : au minimum, chacun se contenterait d’écrire (presque sous ma dictée) une historiette trop sage, en alignant les billes que j’ai apportées. En revanche, ne rien faire exige d’échafauder des techniques d’évitement, des stratégies complexes, des arguments spécieux pour me convaincre qu’il n’est pas possible d’avoir la moindre idée pour cet atelier d’écriture. Ce doit être épuisant pour eux. Ça l’est pour moi. En sortant de l’atelier, Z. me dit : « Je t’admire de faire ça. » Je réponds : « J’admire les profs qui font ça tous les jours ; moi c’est deux heures par semaine, et pas toutes les semaines. »
En ce moment, je le fais plus souvent. Les projets se superposent. Je ne m’en plains pas, j’adore ça. Et il faut bien bosser, gagner un peu de sous. Surtout : l’autre classe me fait un bien fou. Les chouchous de Montreuil me consolent du patinage (j’espère ne pas dire : « de l’enlisement ») du premier projet. Ils sont à fond.
La classe est au complet, comme la semaine dernière. Seule une malade manque à l’appel. Incroyable. Ce n’était pourtant pas gagné de les réunir : habituellement, à cette heure, ils sont en demi-groupe. Ils ont été prévenus au dernier moment du changement d’emploi du temps qui les force à rester une heure de plus pour mon atelier. Les profs sont un peu épatés. L’une me dit : « Dans mon cours d’hier, j’avais quinze élèves sur vingt-quatre. » L’autre me dit, à propos de la fille assise au premier rang : « Je ne l’ai pas vue dans mon cours depuis Noël. » La fierté, pour moi. J’essaie de ne pas frimer trop. Mais quelle joie. Le plaisir qu’ils me donnent en exprimant juste ça : leur désir d’être ici, présents, c’est énorme. Parce que c’est réciproque. Si on a envie d’être ensemble, ça ne peut que bien se passer. Qu’on ait envie d’écrire ou pas. Juste : envie de quelque chose. Alors le niveau de confiance en moi, au-dedans : il monte tout en haut. Je suis à fond.
La poésie du desir