Avec J.-E., on voulait partir, se tenir « loin » de tout ça. On s’est pris au mot et, au prix d’un calembour idiot, on a choisi d’aller au bord du Loing. Revoir Moret-sur-Loing. Partir loin, pour garder le monde à distance. S’en échapper. C’était notre intention, oui. Comme si « le monde » c’était forcément la ville où nous vivons et que, la campagne, c’était loin du monde. Il faut nous excuser, c’est naïf. Mais, la naïveté ne fait pas de mal, dans le monde dans lequel on vit.
Avant de prendre le train, on est passé à la supérette parce que, dans le monde dans lequel on vit, elle est ouverte le dimanche matin. On a pris de quoi pique-niquer : du pain, du fromage, deux tomates. La caisse normale est fermée, le dimanche (vous ne le saviez pas ; nous non plus), il faut utiliser les machines. On ne sait pas comment ça marche, et un employé est là pour nous l’expliquer ; manque de chance, la balance est en rade et on ne peut pas peser les tomates. Alors, plutôt que d’utiliser la balance de la caisse normale, le monsieur insiste pour faire démarrer celle de la caisse soi-disant automatique : c’est-à-dire que, plutôt que d’assurer la fonction de caissier derrière la caisse-qui-marche, il épuise son énergie à faire fonctionner la caisse-qui-est-censée-fonctionner-sans-caissier. En vain. On part donc sans les tomates, et sans avoir compris la logique qui préside aux destinées de ce monde. Puis, pendant qu’on essaie de trouver du sens à notre pauvre aventure, en descendant la rue de Lyon vers la gare, un rugissement pénible déchire le ciel : ce sont les avions du 14-Juillet. Ils se succèdent au-dessus de nos têtes, par grappes de trois ou de cinq, ils volent si bas qu’on en distingue chaque détail. C’est absolument effrayant : en moi, ce bruit-là retentit comme une menace. De la même manière que ces soldats en armes au coin des rues et dans les gares, ces avions de chasse qui viennent frôler la ville sont, ni plus ni moins, qu’un aperçu minuscule de ce qu’on verrait, de ce qu’on entendrait quand ce serait la guerre. Une angoisse. Mais, pour la plupart des passants qui passent, passifs, impassibles, cette menace leur passe (littéralement) au-dessus de la tête. La tête, ils la lèvent le sourire aux lèvres, ils s’émerveillent, ils prennent des photos. Moi, j’avais la même tête en Vendée, quand je la levais pour observer le vol d’une cigogne, d’un héron. Et je prenais des photos, aussi. Émerveillé. Voilà le monde dans lequel on vit.
Moret, ce n’est pas si loin : une heure après Paris, on a déjà les pieds dans le Loing. C’est joli, Moret, et ça dépayse drôlement. C’est cela qu’on entend par « s’échapper de Paris ». Il fait beau, la rivière court tranquillement sur des cailloux ronds, ça clapote entre les arches du pont, au pied des murs de la ville. La dernière fois que nous sommes venus, j’avais été trop frustré de ne pas m’y tremper – les gosses pataugent et se baignent, et même des gens qui ne sont pas des gosses font la même chose – alors, cette fois, j’y vais. Le truc, c’est que je n’ai pas de maillot, évidemment. On est tout de même en ville : est-ce que ça se fait, de retirer bêtement son short et son t-shirt, et de se mettre à l’eau en caleçon ? Tout le monde verra que je ne suis pas un plagiste organisé, avec maillot et serviette (voire : avec chaussures en plastoc pour les cailloux), mais juste un mec en caleçon qui n’a pas résisté à la tentation de se tremper. Tout le monde le verra, oui, si le monde veut le voir – mais le monde s’en fout, évidemment. C’est aussi ça, le monde dans lequel on vit : c’est des gens qui sont bien contents de barboter dans le Loing et de se sécher au soleil, et qui se fichent pas mal de savoir si, en sortant de l’eau, je vais remettre mon short sec sur mon caleçon mouillé, ou si je vais procéder à un échange rapide en mode furtif.
Après ça, on suit le chemin de halage face à Saint-Mammès – où j’ai pris cette photo de la Seine juste après que le Loing s’y est mêlé – puis ce sentier dans la forêt, et on attrape de justesse le train de Paris. En sortant de la gare : il nous faut du pain pour demain matin. Et la boulangère de la rue de Charenton, que fait-elle ? Elle nous offre deux pains au lait, comme ça, cadeau, « pour le petit déjeuner ». « C’est ça ou je les jette », elle dit. Parce qu’il est tard. Il existe donc, le matin, des supérettes où on refuse de vendre des fruits parce que la machine-qui-remplace-les-caissiers est en rade ; mais il existe aussi, le soir, des boulangeries où on offre le petit déjeuner : il est comme ça, le monde dans lequel on vit.
Écrire, écrire… Loin du monde ? Le monde dit moderne nous rattrape toujours. Mais bon, c’est agréable aussi de se tremper dans le Loing… J’aurais écrit “dans le monde où…” plutôt que “dans le mode dans lequel…”. Désolé, je reste prof. Attention toutefois : “après que” se construit avec l’indicatif. Tu vois, Antonin, viscéralement prof !
Mais oui ! mais oui, évidemment : « après que le Loing s’y est mêlé ». Pardon. C’est la faute du soleil, qui a tapé trop fort !