Que faire de lui ? Rien, bien sûr

Bien sûr, on a de la sympathie pour les animaux. Là, ce sont six chevaux brossés, peignés, chouchoutés, harnachés. Il y a des calèches à côté, je suppose qu’on les attellera deux par deux. Ça fait plaisir, et ce n’est pas anachronique dans ce décor désuet (je n’ai pas dit : vieillot), dans son jus (je ne dis pas : décrépit). À l’arrière-plan, un bâtiment de pierres, beaux lettrages Art Déco sur le fronton : Jeux, Lecture, Spectacles. Ce sont des chevaux de divertissement. L’animal adoucit les mœurs, apaise les maux, peut-être, il y a ici des gens qui souffrent, d’autres qui n’ont rien, mais qui s’inquiètent, c’est un hôpital à l’ancienne, architecture pavillonnaire, on déambule d’une unité à l’autre en traversant des cours, des jardins. Les bâtiments ne portent pas des numéros, mais des noms, toponymes vernaculaires ou dénominations honorifiques, petites maisons ou cloîtres à colonnades, blocs de béton aussi, quand même, je n’idéalise pas. Avant, il y avait un château, sur les ruines duquel on a construit l’hospice. La frontière était floue entre soigner les malades (les dérangés-dans-la-tête) ou enfermer les indésirables (ceux qui-dérangent-les-bien-pensants), les missions se chevauchaient, surveiller et punir, c’est ici qu’on a essayé la guillotine la première fois sur des gens (des déjà-morts) après qu’elle avait donné satisfaction sur des moutons (l’innocence même). C’est ici qu’on enfermait les pédérastes, les invertis. Maintenant on dit : les HSH, les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes. Un pavillon nous est réservé, parmi les dizaines de cette ville-hôpital. Non, pas celui-ci (une maisonnette couverte de lierre), ni celui-là (beauté austère des façades de caserne) : au guichet, on me dit que je n’avais pas besoin d’entrer dans le bâtiment, car « tout se passe dans les Algeco dehors. » Un pavillon sur-mesure, oh, je n’aime pas, ça ressemble à une quarantaine. Bien sûr, on sait que cette variole du singe n’est pas mortelle, mais on ne peut pas éviter les images qui s’imposent dans nos têtes : les salles d’attente peuplées d’hommes, et d’hommes uniquement, d’hommes désemparés par le sida, on est baignés de cette culture-là, de cette histoire, ce sont des références communes, une épée de Damoclès avec laquelle on vit, alors on chasse cette image de notre tête, vite, parce qu’elle est disproportionnée : cette variole du singe fait mal, fait peur, mais quand même, moins que ça ; on a raison d’être vigilant, mais il ne faut pas s’affoler. Dans la chambre, on a posé un Lego adorable, petit singe de plastique, totem d’immunité, ça ne coûte rien, bien que le vaccin soit plus efficace. Alors on se fait vacciner. Le singe n’y est pour rien : encore une victime des dénominations abusives, bouc émissaire, pangolin expiatoire ou chauve-souris sacrificielle. On a de la sympathie pour les animaux, bien sûr, et pour les singes encore plus, à cause de la proximité généalogique qui force les sentiments, ces cousins perdus de vue, si proches et pourtant inconnus, on sait qu’on a des points communs, mais on ne se voit jamais, cousins de province, ou de plus loin encore, on ne se donne jamais de nouvelles, même à Noël ce n’est pas sûr qu’on se verra, on sait comment ça se passe : plus personne ne se marie, alors on se reverra pour un enterrement.

Amis, camarades, garçons rencontrés pour la première fois (cela fait des mois qu’on échange des messages, il était temps qu’on se donne rendez-vous en corps dans un monde physique) : l’un dit : « la génitalité m’ennuie » ; plusieurs me disent qu’ils « font attention » et, en détail, ça veut dire qu’ils ne touchent personne, dans le sens de contact intime et prolongé, car, pour se protéger de cette merde, la seule solution c’est l’abstinence. Qu’allons-nous faire de nos corps ? Misère du monde contemporain, relations à distance, télétravail, ubérisation, commandes en ligne, distanciation sociale, périmètre de sécurité, hygiaphone, corps tabou : le contact d’une langue avec une autre langue, ou d’une peau avec une autre peau, et la punition menace : fièvre, douleurs, pustules, confinement de trois semaines. Alors, faire l’amour à travers une bâche de plastique ? Je pense aux ponchos contre la pluie, préservatif grande échelle. Peut-être qu’on en est là. J’écoute, atterré. Je ne cherche pas à mesurer le risque : j’ignore si cette peur est proportionnée ou exagérée ; je remarque seulement qu’elle existe, et qu’elle modifie les comportements : cette conséquence sur nos vies est un sujet en soi.

Et lui que je ne rencontre pas : c’est lui qui mène le jeu, il se manifeste par mots de passe, approche délicate, cour lointaine, moyens désuets et références d’un autre temps (la carte postale n’a rien perdu de son charme, ni l’écriture manuscrite de son éclat) : il m’intrigue. Il me connaît bien. La question que je ne me pose pas : « Que me veut-il ? » — car la question réciproque ne m’intéresse pas non plus : « Que faire de lui ? » Rien, bien sûr. On ne fait jamais rien de l’autre. On fait ensemble.

Mercredi, en sortant de l’expo avec C., on s’installe en terrasse pour un verre. Six heures plus tard, on s’en va. Le serveur nous dit : « Vous êtes mes plus vieux clients. » Lui, il est jeune, il est blond, et il est très beau : je lui ai adressé des sourires toute la soirée. Je réponds : « Non, pas les plus vieux, les plus fidèles. » Il se rattrape : on était les premiers installés, et les derniers partis. Il me dit qu’il termine dans deux jours, puis qu’il est en vacances. Il est étudiant en philosophie. Il me raconte ça, oui, parce que je lui pose des questions. Oui, moi. Je l’interroge. Je ne fais pas ça, normalement. Je ne sais pas le faire. Les gens croient que je suis sociable, et c’est vrai, seulement si toutes les conditions sont réunies, dans un lieu et une conversation que je maîtrise, comme un poisson dans l’eau, mais partout ailleurs je suis perdu, hors du bocal, les branchies qui s’affolent, je suis nul pour trouver quoi dire à l’inconnu, pour aborder l’animal d’une autre espèce. Là, bizarrement, je suis confiant (en moi-même), je lui souris pour qu’il me sourie en retour, et ça marche. Ce jeu intrigue C. qui voudrait comprendre : « Comment sais-tu qu’il l’est ? » — car C. ne fait pas partie de la confrérie sélect des hommes qui aiment les hommes : il n’est pas équipé pour décoder nos mouvements souterrains, invisibles à l’œil des non-concernés — et je réponds : « Je ne sais pas. » Si ça se trouve, il ne l’est pas, et je m’en fous. Quelle importance ? puisque je ne poursuis pas un but, puisque je lui souris sans intention — R. dirait : « pour la jouissance de l’instant. » Alors, comme à chaque fois que je pense à R., je lui écris :
« Je ne le reverrai jamais et je ne lui manquerai pas. Parfois, c’est lui qui commençait à me sourire, mais il se peut qu’il soit simplement joyeux, avenant, curieux, et pas désirant du tout (de moi). Et C. m’a laissé minauder, très compréhensif, bien qu’extérieur à ce jeu.
— Double spectacle, spectacle dans le spectacle. Mais après tout, tu en aurais fait quoi, hein ?
— Je l’aurais aimé platoniquement, il aurait aimé ça follement. Il étudie la philosophie, amoureux du discours comme nous, il a la même perversion, drogué au langage. »

Le joli interne qui me reçoit à l’hôpital Bicêtre, enjoué, sautillant, me posant des questions sur ma sexualité : il sourit aussi, derrière son masque, ça se voit dans ses yeux, ça s’entend dans sa voix. Est-ce qu’il l’est, lui ? Peu importe. « Tu en aurais fait quoi, hein ? » C’est une séduction quand même, à l’état pur, non pas le préliminaire à un autre but, mais le but en soi : puisqu’il me plaît, je veux lui plaire aussi — c’est-à-dire : qu’il prenne du plaisir à me parler et à me regarder, autant que j’en prends avec lui, plaisir partagé, et ce sera tout. Il me dit : « La piqûre ne fait pas mal, il n’y aura pas de réactions autour du point d’injection, parce que le vaccin n’est pas vivant. » Je lui demande ce que ça veut dire, un vaccin vivant. « Parfois, le vaccin contient le virus, on l’a sectionné pour qu’il ne se reproduise pas, il se duplique un peu quand même, mais pas trop, ça peut faire des boutons. Mais dans ce vaccin-là, non. On a buté la bestiole. » Il parle comme ça. J’aime bien. Le pauvre singe n’est pour rien dans cette affaire : variole du singe, et puis quoi encore. Brave bête. J’ai de la sympathie pour elle, mais pas pour le virus : si le garçon qui me pique dit qu’on a buté cette bestiole-là, ça me va, surtout avec le sourire.

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