Celui avec les pieds dans l’eau, qui porte le bambino sur ses épaules, c’est Christophe, mais je dis « Cristoforo » parce que je m’adresse à J. dans notre sabir bricolé : je commence une phrase en anglais puis, par paresse ou incompétence, je la termine en français ; et je lui parle italien par jeu, ou bien parce que le mot est plus joli dans cette langue, ou parce qu’il s’agit de commenter une chose qui existe dans ce pays mieux que partout ailleurs. J’ai envie de dire « Cristoforo » pour l’étymologie : « foro » parce qu’il porte le Christ sur son dos, comme saint Denis céphalophore porte sa tête dans ses mains (tandis que les céphalopodes, ce sont leurs pieds qui poussent sur leur tête, car ce sont des pieuvres, mais c’est une autre histoire). Justement, il y a un saint Denis sur un autre mur. Je parle à J. de Montmartre, du Mont-Martyr et de Saint-Denis, la ville, et du boulot génial que j’ai fait là-bas avec les mômes du collège, et des galères avec les élèves de l’île homonyme, sur la Seine, qui parfois m’ont pris la tête, il faudrait trouver un mot grec pour ça, céphalo-truc ou céphalo-machin, mais j’ignore comment on dit « prendre » en grec, et je m’éloigne du sujet. Il y a des saints faciles (Rocco et sa cuisse, Bartolomeo et son couteau de boucher) et des difficiles (Apollonia et sa tenaille de dentiste), et il y a cet homme nu mystérieux, entouré de serpents, que nous verrons dans trois églises différentes à Vérone. D’après W. (enquêteur de choc, il retrouve vos saints égarés), il s’agirait de Julien d’Antioche, jeté dans une fosse aux vipères, puis tombé aux oubliettes de la postérité. Mais d’abord, nous sommes à Bergame et nous découvrons, à la lumière de nos téléphones, les fresques de la crypte ; ici, pas d’éclairage, pas d’interrupteur à pièce (un euro pour dix minutes, ouvrez grand les mirettes) ; on tâtonne comme si l’on découvrait ces vestiges nous-mêmes ; huit cents ans que ces fresques ont été peintes et personne ne le savait ; on se retient de respirer par peur de tout effacer, comme les archéologues du métro dans le Roma de Fellini. Le grand Cristoforo costaud a les pieds dans l’eau, des poissons lui chatouillent les chevilles : grâce à lui le bambino reste sec, perché sur ses épaules. « Comme Cristoforo Colombo traversant l’océan Atlantique », dis-je à J. en forme de clin d’œil, parce qu’il vient de l’autre côté de cet océan, justement. Dans son pays, il n’y a pas d’antiquités de cette sorte à admirer, car les Américains du XIIIe siècle n’étaient pas des bâtisseurs, ils n’avaient pas l’ambition de marquer leur empreinte pour l’éternité, et les envahisseurs à la suite dudit Cristoforo ont détruit presque tout, ils ont condamné à mort la culture qui préexistait, ils ont planté leur drapeau et la Croix en même temps. La ville où J. habite en Californie doit son nom à François d’Assise : c’est étrange d’observer comme ces bonshommes italiens se sont exportés, comme leur mythologie s’est répandue : soft power de la Renaissance guerrière. Et aujourd’hui, retour de bâton ou renvoi d’ascenseur : un type déguisé en Mickey amuse les touristes dans les rues de Bergame.
Sous les pavés je ne sais pas, mais sous la première couche de fresque, une autre, qui montre la même chose : des pieds dans l’eau. Non pas la plage, mais un Cristoforo encore, sans doute. Tandis que la plage, nous la trouvons le lendemain, au bord du lac : vingt minutes de train, c’est facile, et c’est amusant avec J. qui ne prend jamais le train. Tandis qu’il me parle, je regarde le bel ragazzo derrière lui, face à moi, en short et en chemisette, comme moi, il n’a pas de sac, il porte sa serviette comme ça, à la main, et à Peschiera del Garda il prend la même direction que nous, il nous suit, il marche à la même allure, ça me trouble, cette proximité, alors que nous sommes si nombreux ici, hordes de touristes, foule si dense, comme c’est bizarre d’en faire partie, deux corps (plus un) parmi des milliers, comme c’est bizarre surtout de trouver ça si bon, si agréable. Soudain le ragazzo disparaît de mon radar. Tant pis. Nous ne sommes pas venus ici pour lui, mais pour la baignade, pour la douceur de l’eau sur la peau nue : remarquez que la peau nue, avec lui, je ne dirais pas non, mais enfin, c’était déjà doux de le voir, de le suivre des yeux, de le caresser du regard : « accarezzarlo con lo sguardo », je me souviens de cette expression qui apparaît plusieurs fois dans Camere separate, ce livre que j’aime tant et que je fais lire à J. ces jours-ci, et il tombe précisément sur ces mots pendant le petit déjeuner. À les relire, je vois et je sens la caresse exercée par les yeux, cette douceur encore. Quant à la tiédeur de l’eau, c’est à bonne distance des regards que nous la goûtons, les gens ne nous dérangent pourtant pas, mais le lac est assez grand pour nous tous, il est facile de trouver un coin tranquille entre deux plages bondées, entre deux campings. On se baigne seul, chacun gardant les affaires tour à tour, et quand je sors de l’eau J. prend une photo de moi, il l’envoie à J.-E. avec une légende ironique et tendre, j’aime son regard sur moi, notre sentiment que nous appelons amitié, mais qui n’est pas le même qu’avec mes autres amis ; je sais qu’il est fier quand des inconnus croient que nous sommes parents ; j’aime dire « mon oncle d’Amérique » et il s’amuse de la confusion du réceptionniste qui me dit « votre père » en parlant de lui, mais au fond il trouve cela naturel, car les gens ne pensent pas « amitié » quand ils mesurent l’écart de quarante ans. Au petit déjeuner, un couple d’hommes allemands : l’un des deux demande à J. ce qu’il lit, car il a déchiffré le nom de l’auteur à distance, depuis sa table, et l’a cherché sur Google, et le voilà qui demande à J. si Pier Vittorio Tondelli est traduit dans sa langue, et J. me rapporte cette conversation en toute innocence : moi, je suis sûr que c’était un plan drague, et j’aurais adoré que le ragazzo du train m’aborde de la même façon.
C’est à Vérone encore et j’ai les pieds mouillés, je n’avais pas prévu la pluie, oh, tant pis. Ce sont d’autres fresques, dans la basilique San Zeno, peut-être ne verrai-je que des fresques pendant ce voyage, impossible de se passionner pour tout, et ces jours-ci je me plonge dans les fresques jusqu’au cou, les deux pieds dedans, plotch-plotch, je n’avais pas anticipé la météo et mes baskets sont devenues des éponges. Merveilleuses images peintes dans le frais, affresco donc, tatouées dans l’épaisseur du mur pour les siècles des siècles. Et ces graffitis incisés dans la couleur : ils m’attirent, comme une atteinte à l’éternité des œuvres : les marques d’un temps bref, creusées dans le temps long de l’image. Dégradations causées par les touristes du Quattrocento et du Cinquecento ? ou prières votives ? Le cartel dit : « Des inscriptions commémoratives. » Pas faciles à comprendre. Les dates sont lisibles, mais les mots, oh, je peine à les déchiffrer. Ah, si ! Je tombe sur ceux-ci : « Li 18 ottobre 1805 Gran Battaglia. » Je tape la date dans Google et j’apprends qu’il s’agit de la bataille de Vérone, victoire de l’armée napoléonienne, je me demande si Pierre y a participé, mon personnage de Rue des Batailles, mais je sais déjà que non, car son régiment était en Autriche en ce temps-là, c’est ce que j’ai décidé en tout cas, et c’est ce que j’ai écrit dans Rue des Batailles, peu importe que ce soit véridique absolument, c’est moi l’auteur et je fais ce que je veux. J’ai expliqué à J. mes recherches dans les archives et il m’a demandé si je pensais à mon manuscrit pendant les vacances, si l’écriture ne me manquait pas. Je visite une église en Italie et je lis « Gran Battaglia » : non, ce n’est pas ma faute, je ne le fais pas exprès.
Sur les pavés, dix centimètres d’eau, à ce niveau-là on ne parle plus de flaque, mais de lac, il nous faudrait un saint costaud aux pas de géant pour traverser la rue sur son dos. À défaut, nous courons jusqu’au café, seul abri à notre portée dans ce quartier périphérique, nous nous sommes trompés de direction en sortant de la basilique et la pluie redouble de violence. Je commande un café et J. demande de l’aide : « Siamo persi », dit-il, alors que c’est faux, car on n’est jamais perdus avec un GPS, mais : quelle bonne occasion d’engager la conversation ! Deux touristes égarés sur la circonvallazione, loin du cœur de Vérone, sur le Viale Cristoforo Colombo : tiens, le revoilà celui-là, ça faisait longtemps. La femme est originaire d’un patelin du Trentino, elle nous demande d’où nous venons, et nous répondons : « da San Zeno », mais, avant San Zeno, nous venons de Paris et de San Francisco, alors elle est intriguée, comment nous sommes-nous connus ? et voilà, nous lui expliquons, mais il n’y a rien à expliquer, et J. lui dit qu’il me connaît depuis très longtemps, et c’est vrai, il a raison, puis il ajoute que j’étais petit comme ça, et il fait le geste, sa main à un mètre du sol, tête imaginaire d’un enfant qui serait moi : et ça, ce n’est pas vrai. Mais ça me fait plaisir. J’ôte ma chemise trempée, et la casquette qu’il m’a prêtée, il se désolait de me voir si mal équipé, il s’inquiète pour moi, il dit que la casquette me va bien, je n’ai pas l’air d’un Américain pour autant, mais je garde la tête au sec. On reste ici, on regarde la pluie tomber, on regarde le temps passer, tout doucement, c’est-à-dire lentement, et avec douceur.
Juillet 2022, en face de moi dans un train low-cost Barcelone-Madrid, un muchacho lisant en catalan. On sous-estime souvent le pouvoir d’un joli garçon doublé d’un roman catalan.
Je cherche à me faire voir, je sors un recueil de Luis Cernuda. Il me regarde un peu, fouille dans son sac, sur lequel j’aperçois soudain un imprimé d’une poétesse-instagrammeuse décevante. Je me concentre alors sur mon livre, cette fois-ci pour de vrai. Je me dis que c’est le jeu : ça n’était qu’un regard, je ne le connais pas, je le devine à peine…
Cher H, tu m’avais manqué. Dans ce train, je t’aurais demandé (mais en quelle langue ?) de me parler de ce poète dont j’ignore tout. Tu aurais compris ma manœuvre, tu serais entré dans mon jeu (le tien, en vérité) sans engagement, sans idée, juste pour voir, en légèreté, et au présent.