Je suis née dans les montagnes, mais quelqu’un m’en parlait toujours

Les montagnes, je les franchis en train, je ne m’arrête pas dans leur immensité bizarre : elles sont un décor que j’observe à travers une vitre qui ne s’ouvre pas. Ce pourrait être un rituel. Combien de fois ? La première, une nuit : je n’ai rien vu. Plusieurs fois la nuit. Maintenant, en plein jour. Toujours entre onze heures et midi. Un autre itinéraire, car le train de nuit passait par la Suisse : les fenêtres s’ouvraient, mais le bruit ! pour dormir, merci. Là, c’est entre Modane et Bardonecchia que j’écris ces lignes. Les montagnes au-dehors, puis le tunnel, et c’est moi au-dedans d’elles, puis les montagnes encore. « Des montagnes, oui, les traverser en train », titre bizarre d’un billet écrit en apnée l’été dernier, je me sentais bizarre, le voyage est toujours associé à un moment bizarre, à un état modifié des émotions : sinon, à qui bon changer de paysage ? J’ai écrit « bizarre » encore, mais la montagne est un phénomène bizarre, sans aucun doute. Elle ne m’est pas familière. Souvenir de ce texte d’Henri, Le commencement des montagnes : lui, son horizon, c’était la mer ; et brusquement il découvre l’altitude, le ciel qu’il avait connu immense et bleu est soudain empli de masses rocheuses, la terre se trouve à la hauteur du ciel, oh, comme c’est bizarre. Il n’écrit pas exactement ça : c’est moi qui recompose. Enfant, je passais mes vacances à la mer. Au moins une semaine, souvent deux. Il y a eu la classe verte dans les volcans d’Auvergne, à neuf ans. Et puis, à dix-sept, ces jours bizarres, forcément bizarres, dans les Alpes avec ma mère et ma sœur : le temps passé à regarder par la fenêtre, et mon étonnement d’être capable de ce plaisir. J’écris dans mon journal d’alors un émerveillement très naïf, quelque chose comme : « Le paysage n’est jamais le même », il faudrait fouiller pour retrouver la phrase. Je me souviens peu de ce séjour, peu d’images, mais la certitude d’avoir écrit. Des cartes lyriques pour le garçon que j’aimais sans retour : à lui aussi, je lui disais l’émotion de ma découverte. Est-ce que ça l’intéressait ?

La montagne, c’est un endroit où John est heureux. Nous étions dans le parc de Yosemite, il était assis sur un rocher, il y avait un lac quelque part, il me disait combien ces objets étranges à mes yeux l’avaient aidé à se sentir plus vivant, adolescent. Plusieurs fois il m’a dit : « Accompagne-moi. » Marcher toute une journée, j’aime ça, mais les ascensions, oh, c’est une autre affaire, et l’éloignement des constructions humaines, moi l’animal parisien, j’aime quand on rallie un village en fin de parcours, voire en plein milieu, pour une halte, les cafés que l’on prend avec J.-E. au fil des sentiers côtiers en Bretagne ou en Normandie, où l’on crapahute certes vingt bornes par jour, mais où chaque borne est un bistrot, une plage, un marchand de glaces, la civilisation. Oui, et puis cet hiver j’ai lu Les huit montagnes de Paolo Cognetti, que j’avais connu d’abord par son Garçon sauvage, dans lequel ledit garçon s’échappe de la ville pour vivre dans les hauteurs, seul dans sa cahute, son alpage comme ermitage, en compagnie des livres de Mario Rigoni Stern : j’ai connu grâce à ce récit la littérature qui le précédait, qui m’a ébloui, charmé, que j’ai lu en pointillés depuis plusieurs années, parfois en italien dans le texte, dans les Einaudi Tascabili. Quand j’ai lu Les huit montagnes, je me suis dit que ç’avait l’air bien, d’être là-haut avec un ami, de s’y donner rendez-vous après un an sans se voir, et j’ai écrit à John : « Cette fois je t’accompagne. » Rigoni Stern, c’est l’altopiano d’Asiago, tandis que Cognetti se planque en haut des Alpes piémontaises. John et moi allons dans les Dolomites. Une nuit à Milan, puis correspondance à Vérone, direction Bolzano, et la suite, la suite je ne l’ai pas vraiment étudiée, mais lui connaît la route, il est prêt. J’ai préparé mon sac, pour moi c’est déjà beaucoup. Boucler une valise, c’est une épreuve (combien de rêves où je dois m’y coller ?) — j’ai décidé de considérer comme un jeu, un casse-tête, la composition de ce barda inhabituel, vêtements empruntés à Juline, accessoires prêtés par Thomas. Le soir, J.-E. me dit : « C’est comme une fête d’étrenner des affaires neuves. » Lui aime avoir une nouvelle tenue pour sa rentrée. Là, ce sont mes vacances, et c’est un chouette sac bleu acheté au Vieux Campeur. Je lui parle du très vieux campeur momifié dans le musée de Bolzano, j’avais vu sa photo dans Le journal de Mickey il y a vingt-cinq ou trente ans, c’est-à-dire vers la fin du Paléolithique : l’antique Ötzi pris dans les glaces, avec son sac à dos en cuir et armature de bois, fabrication artisanale cinq fois millénaire : le mien est follement ergonomique, quel plaisir de porter un poids pareil sans presque le sentir. Je pars léger, donc, bien qu’alourdi de cet équipement, à six heures ce matin quand il fait déjà jour. Sur le pas de la porte, J.-E. tout nu qui m’embrasse et retourne se coucher.

À l’exposition d’Henri, hier, les œuvres cristallisaient autant de souvenirs de vacances, vécues ou fantasmées : « Le ciel, le soleil et la mer. » Car les vacances, même pour ceux qui n’en prennent jamais, ressemblent à la langueur d’une plage ensoleillée. Image mentale et collective, cliché enraciné profond. Ce matin, comme tout le monde, je pense « vacances » et déjà j’entends les goélands. Mais ce sont ceux de la Bastille, qui s’éveillent tôt et crient dans l’attente du marché qui s’installe sur le boulevard Richard-Lenoir, ou bien celui d’Aligre : ils n’ont pas vu la mer depuis longtemps.

« Tu as vu la mer ?

— Bien sûr ! Pas toi ? Mais c’est incroyable ! Ce n’est pas possible ! […] Mais comment se fait-il que tu ne l’aies jamais vue ?

— Je suis née dans les montagnes, mais quelqu’un m’en parlait toujours. »

Goliarda Sapienza, L’art de la joie

La mer ou la montagne, il faut choisir. « Quelqu’un m’en parlait toujours » et, enfin, je découvre L’art de la joie, et ce pavé m’accompagnera : je le commence dans le train ; si besoin, je le découperai en tranches pour qu’il pèse moins, par fractions de deux cent pages. Est-ce qu’on lit, le soir, en montagne ? J’ignore les usages. J’ignore surtout ce que ça me fera, dans le corps, d’habiter les éminences rocheuses, de vivre à deux mille mètres au-dessus de la mer, davantage peut-être : quel genre de désirs j’aurai là-haut. Ce sera forcément nouveau : ça ne se devine pas, ça ne s’éprouve pas par avance, mais ça s’imagine, ça se prépare en pensée. Il y a un terrain, une disponibilité.

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