On pourrait dire, par facilité : « coupés du monde ». Mais le monde, c’est aussi la pierre, les brins verts qui en émergent parfois, les parois humides qui s’élèvent à mille mètres au dessus de nos têtes et scintillent au premier rayon. Le monde, c’est aussi la neige qu’il faut fouler, alors que j’aurais préféré ne pas. Plusieurs fois, j’ai peur. De glisser. De tomber. De poser le pied sur un tas trop meuble et de m’enfoncer, d’un coup, jusqu’au genou. Le monde, ce sont les milliards de gouttelettes suspendues entre nous et toutes les autres choses, cette masse gigantesque d’eau froide et gazeuse qui nous empêche de voir. Un brouillard fantastique. Tant pis pour le panorama. John prend une photo de moi perdu dans le grand blanc, il dit que je pourrais la publier sur mon blog. Je demande : « Ce serait une métaphore, mais de quoi ? » Le lendemain tout a changé. Les montagnes verticales où ruisselle une eau transparente, disais-je : ça joue à merveille avec la lumière. Parfois, des bêtes de toute petite taille : papillons, oiseaux nicheurs de la forme d’un moineau, mais appartenant à d’autres espèces que nos passereaux citadins, je suppose. On parcourt cette douce sauvagerie sans douleur. Je suis mieux préparé que l’an passé, j’ai suivi les conseils de Pierre, mes genoux vont bien. On arrive au refuge où nous dormirons cette nuit. Ça ne capte pas. Ni wifi, ni téléphone. Pas grave. Je sais que J.-E. ne s’inquiétera pas. Je l’ai prévenu : là-haut, c’est différent. Je reste quelques heures à distance d’Instagram et John se désintoxique du New York Times. On est comme dans une bulle. On dîne très tôt, on lit. J’ai trouvé un recueil de poèmes de Pasolini à l’hôtel, en bas, à San Martino di Castrozza, alors je l’ai glissé dans mon sac, et me voici, sous la lampe de ce refuge d’altitude, à le déchiffrer vers après vers. Le temps ne passe pas à la même allure. La brume ne s’est pas levée de la journée et, déjà, c’est le soir : la lumière descend derrière la cime : ce peu de lumière qui filtrait encore à travers le bloc de nuages. C’est la nuit. Dans la chambrée, par chance, personne ne ronfle. Ni John, ni moi, ni celles et ceux dont je n’ai pas demandé le prénom.
On pourrait dire, par facilité : « coupés du monde ». Mais il y a des gens là-haut. Sur le sentier, pas tellement, mais au refuge oui. Seize lits (huit fois deux, superposés) dans une pièce pas plus grande que ça : ambiance train de nuit. Sauf qu’on ne va nulle part. Fixés là-haut, très haut, dans le silence après 22 heures. Avant la nuit, nous parlons aux inconnus. Parfois je m’ennuie dès la troisième phrase : dire de quel pays l’on vient, expliquer son itinéraire du jour, c’est amusant la première fois, puis ça commence à bien faire quand ça recommence à chaque rencontre. Mais parfois quelque chose se passe. Par exemple, nous sommes deux dans une chambre, John et moi, et un troisième vient. On échange les banalités usuelles, mais avec un sourire qui en dit davantage. Et naturellement, en bas, on s’assoit à la même table. Et les heures passent. Et on trouve encore des choses à se dire. Ça roule tout seul. Il porte un prénom difficile à prononcer pour qui n’est pas néerlandophone. Pas grave. Ça commence par un T, alors il dit : « Certains m’appellent T., mon initiale, et ça me va. » Un garçon tout seul qui aime la compagnie de nous deux. Mon anglais se dérouille, tant pis si je me trompe, je me sens libre avec lui, je dis ce qui passe par ma tête, je plaisante. J’espère très fort que nous resterons d’accord sur tout. S’il te plaît, ne me déçois pas. Je disais : « coupés du monde » ; mais en réalité il y a des humains ici aussi, et ce serait faux de dire que nous ne pensons pas à ce qui se passe en bas, à ce que les gens font en notre absence. Presque à chaque fois que nous rencontrons quelqu’un, John entame la conversation, deux phrases ordinaires, puis il attaque : « Que pensez-vous de Geert Wilders ? de Giorgia Meloni ? » Il est horrifié par la perspective d’un retour de Trump. Comment ne pas l’être ? Et moi, impuissant à déjouer l’ascension des mêmes prédateurs dégueulasses dans mon pays : dans ma circonscription heureusement c’était plié au premier tour, le risque fasciste était quasi nul et nous avons délogé le macroniste, peut-être le seul endroit de France qui a basculé de la droite vers la gauche. Tout à l’heure dans la vallée, à Fiera di Primiero, un moineau picorait entre les tables, une vieille dame lui jette une miette, je souris, et John dit quelque chose. Et c’est parti. La femme se lève, vient vers nous, quel plaisir d’entendre son italien limpide ! c’est presque une leçon. Dans ma propre langue, je détesterais ce flot de paroles égotiques, impossible d’en placer une, je glisse quelques rares phrases pour ponctuer : des commentaires encourageants pour lui donner raison. Elle parle de son goût des montagnes (nous sommes venus pour elles) et des merveilles faites par les mains humaines : cette chapelle décorée affresco qu’elle revient visiter chaque année, parce qu’on ne sait pas voir tous les détails, il faut fréquenter les œuvres encore et encore pour s’en imprégner. Quelle belle conversation. Le mari n’y tient plus : lui aussi s’approche, et fait de grands gestes en parlant. La femme le brime : « Attention avec tes mains, Mario, tu vas donner un coup au jeune homme. » Le jeune homme, c’est moi. D’où vient-elle ? De la province de Bergame (ça tombe bien, John et moi étions là-bas il y a deux ans). Où vit-elle ? Du côté de Parme. C’est une belle ville, dit-elle : « C’était très propre. » Pourquoi en parle-t-elle au passé ? « Les choses ont beaucoup changé, les gens viennent de partout maintenant. » Trop de touristes ? des Français, des Américains comme nous ? « Oh, non, je parle des migrants. » Et voilà. Tout dégringole. Comment oublier que la moitié des femmes et hommes de ce pays ont voté pour le parti fasciste ? Quel enfer. Elle était pourtant charmante, la viocque.
Sur les chemins, le plus souvent, les gens font une moue dégoûtée quand on prononce le nom de Trump ou de Meloni. À propos de la France, ils ont l’air de frémir comme moi. Mais les randonneurs qui viennent de si loin pour crapahuter dans un paysage, qui ont les moyens d’un loisir aussi peu matérialiste et pourtant hors de portée des pauvres, qui n’ont pas peur de partager un dortoir spartiate avec des inconnus, ces gens-là appartiennent sans doute à la classe la plus curieuse, la plus ouverte d’esprit de nos sociétés : peu de risque de tomber sur des militants néo-fascistes ou sur leurs complices électeurs, citoyens qui préfèrent ne pas savoir qu’ils nous précipitent vers le pire, qui suivent leurs instincts les plus vils, quel qu’en soit le prix. Mais T., ce garçon qui habite avec nous ce soir, cette nuit, demain matin : soudain T. me dit qu’il est militaire. Un jeune homme hétérosexuel, musclé comme on sait l’être dans l’armée : normalement, je ne sais pas quoi dire à un tel personnage. Pire : je suis mal à l’aise au bout de dix secondes. Je me demande si John l’emmènera sur le terrain politique. Diable ! Mais tout est politique… Alors, arrivera le moment, c’est inévitable, où sa langue se déliera. Il nous offre un verre, nous lui en offrons un autre. Il va finir par dire une saloperie. Son pays a voté majoritairement pour l’extrême-droite, comme le mien… mais je suis un artiste et, lui, un militaire. Bientôt un gouffre se creusera entre nous. Alors, s’il te plaît, T., ne gâche pas la soirée que nous passons avec toi (et la nuit future que nous passerons dans la même chambre). Ne dis pas ce que tu pense. Laisse-moi l’illusion de cette amitié d’altitude, de cette chaleur éphémère. Mais non, T. ne se tait pas. Il parle avec entrain, humour, empathie. Et l’on comprend, à demi-mot, qu’il pense comme nous. Ça y est : il est même prêt à le dire explicitement : il est de gauche. Un gendarme de gauche. Ça alors. J’aime les personnes qui échappent aux cases. Je lui demande : « Si les fascistes prennent le pouvoir, que feras-tu ? Tu es au service de l’État… Crois-tu que ça ait un sens, de résister de l’intérieur ? » On a pu parler, oui, même de ça. On a bu encore un verre. Puis il est allé se coucher avec un bouquin (oui, il aime lire, ce gendarme). Je suis monté une demi-heure plus tard. Il m’a demandé : « Sur ton téléphone, là, tu lis ou tu écris ? » Puis : « Tu écris sur quoi ? »