En les autres peut-être, en soi surtout

La première chose qu’il me dit, quand je le trouve au coin de la rue du Temple et de la place de la République : « Je suis monté sur la statue et j’ai dansé sans ma chemise. » Ce qu’il me dit le lendemain, avant de reprendre son train : « Il y a quelques jours encore, je me demandais ce que ça voulait dire d’être fier, je veux dire, fier d’un truc qu’on n’a pas choisi d’être. » Moi, je l’ai compris il y a plusieurs années, et je sais que des phénomènes se produisent ce jour-là, dans ce quartier où nous sommes chez nous : des événements qui ne peuvent exister nulle part ailleurs, à nul autre moment : et j’ai beau le savoir, c’est toujours aussi fou, aussi beau, aussi puissant dans le corps : dans la tête aussi, mais le lendemain, lorsqu’on prend le temps de se rejouer le film : et le surlendemain, encore : et ça reste longtemps au-dedans, peut-être toujours, comme une couche supplémentaire de l’armure dorée qui nous protège et nous rend plus beaux : comme tout ce qui nous fait vieillir en bien. Alors, c’est l’épisode trois de ces soirées où tout est possible. Celles où l’on est fier et joyeux, où l’on prend confiance, où l’on fait l’expérience de pouvoirs qu’on ignorait encore : on s’élance sans savoir pourquoi (une pulsion) et, soudain, on s’aperçoit qu’on savait voler. Alors ça tombe bien : on continue de planer, on rencontre d’autres bêtes à plumes au sommet, vers les étoiles, hors d’atteinte des méchants. On est heureux, et les autres n’ont qu’à regarder si ça leur plaît ; et s’ils ne veulent pas voir on s’en fout.

Pour lui, c’est une histoire de la naïveté. En deux actes. Le premier : c’est déjà une fête, trois jours avant la Pride parisienne, et les gens se rapprochent, portés par la musique ; quelqu’un propose un câlin ; c’est étrange, mais pourquoi pas ; agréable peut-être ; plus tard, son téléphone a disparu. Plus tard encore (c’est le second acte) : il erre désemparé dans cette ville qu’il ne connaît pas, et, soudain, rencontre un ange sous la forme d’une femme : il lui demande de l’aide ; elle lui prête un appareil de secours, le sien à elle, en lui révélant son prénom magique (dans sa langue, le mot signifie remède) : « Tu me le renverras par la poste quand tu seras rentré chez toi. » Une histoire de la candeur, trahie puis récompensée. Il faut croire aux anges : parfois ils nous font les poches, mais souvent ce sont eux qui nous sauvent. Depuis ce téléphone tombé du ciel, il m’appelle au matin de la Pride : nous ne nous sommes jamais vus, ou presque, mais sa voix m’est familière. « Je ne t’écrirai pas sur Instagram, car j’ai un vieux téléphone à touches. » Tout est facile aujourd’hui. Le rendez-vous est oral, au coin d’une rue. Je n’ouvrirai aucune appli pendant la marche, pendant la fête. Les corps sont présents : à quoi bon ? Alors, le voici, chemise déboutonnée, son tatouage sur l’épaule nue, le visage radieux : « Je suis monté sur la statue. » Une histoire de confiance — en les autres peut-être, en soi surtout. Ça commence comme ça.

Ensuite, il y a une foule dense, compacte : combien sommes-nous ? En aucune autre circonstance je n’aimerais cette densité. Parcourir les trente mètres linéaires, au coin des rues de Moussy et de la Verrerie : dix minutes ? à travers les corps chauds : cette canicule-là, je veux bien : c’est à l’heure où le soleil nous laisse en paix, où des lumières artificielles prennent le relais, donnent des couleurs à la joie le plus naturelle, celle d’être soi. Trente mètres linéaires : mais la ligne droite n’existe plus : on nage avec le banc (un poisson dans l’eau), on navigue à vue (attiré par un regard), on contourne l’obstacle (parfois on le frôle, car c’est plus doux). Le garçon est brun, vêtu de noir (mais si peu vêtu), ses yeux pétillent, pas seulement grâce aux paillettes, l’éclat est dedans, je vous assure, dans l’iris, je l’ai vu de près, et son sourire irise aussi. Certains se croient plus beaux s’ils sont inaccessibles : voulez-vous savoir ce que j’en pense ? Un visage lumineux, un clin d’œil, une invitation, une approche : ô comme je préfère cela, mille fois. Et reparcourir la foule ensuite, dans un sens, dans l’autre, en louvoyant, sans penser, juste recevoir, les sens comblés, être seul dans la cohue : ici l’émotion monte, une vague, une douceur. Je sens ma poitrine pleine, un volume chaud à l’intérieur. Ça pourrait durer toujours. Mais le garçon de tout à l’heure est revenu, un verre à la main, il boit quelque chose de sucré, d’acide à la fois, c’est frais dans sa bouche, j’aime aussi. On ne s’était pas donnés rendez-vous : pas clairement : avec les yeux seulement. Tout est facile, vous dis-je. On apprend un langage qui existait sans qu’on le sache. On se fait confiance : à soi-même d’abord.

On observe les trois, sur le trottoir d’en face. L’ami me dit que, dans le train pour Paris, il lisait le livre de l’un d’eux. « On va leur parler. » Mais pour dire quoi ? On trouvera. Tout est facile ce soir. On approche, je lance une phrase qui les fait marrer, l’ami continue, une anecdote, une bêtise, une question en l’air que chacun pourra saisir au vol ; on ne leur parle pas d’eux, ce serait trop bête ; ce serait une barrière placée entre eux et nous ; or, il n’y a pas d’admirateurs ici, pas ce soir ; il y a des types avec un verre à la main, attroupés devant leur bar préféré, des paroles qui n’ont aucune importance, le contenu ne compte pas, le geste est le message : un contact est établi. C’est vrai que certains d’entre nous sont vieux, et d’autres jeunes ; parisiens depuis des décennies ou une poignée d’heures ; mais il faut croire en l’utopie : bien sûr que nous ne sommes pas pareils, mais on fait semblant, et aussitôt ça se produit. Voilà notre pouvoir, à nous autres humains, et aux pédés encore plus : la fiction est impossible, c’est pourquoi nous vivons en plein dedans, et tant pis pour ceux qui n’y comprennent rien, notre monde est plus beau que le leur. Avant que la légèreté ne retombe, le groupe s’étend : bienvenue dans notre bulle : J.-E. se présente et demande comment chacun s’appelle ; le boys band des lettres à son tour ; des prénoms que tout le monde connaissait déjà ; on joue le jeu ; c’est l’histoire d’une naïveté, donc, à nouveau, et celle de J.-E. est imaginaire ; une imagination précieuse : voici la fiction dont nous avons besoin, celle qui proclame que nous sommes égaux sur ce bout de trottoir, dans la rue qui est notre biotope ce soir, ce quartier qui est notre territoire, où nous restons dehors pour être visibles, c’est un geste politique, et aussi un plaisir, parce qu’à l’intérieur du bar c’est une étuve, il fait mille degrés et cent pour cent d’humidité, celle des corps ; ça n’a rien à voir avec un métro bondé, ça n’est pas la foule oppressante des confinements imposés ; quelqu’un dit qu’on croirait une navette spatiale en route vers Mars, l’image est étrange, mais je crois la comprendre : ce genre de promiscuité choisie, une aventure collective, une utopie encore. Je réponds que la terre peut continuer de brûler, alors : si les capitalistes la détruisent nous irons sur Mars, puisque Mars est un refuge habité par ce peuple que j’aime : les corps joyeux qui aiment les hommes. Nous sommes chez nous sur Mars autant qu’à Paris, sur ce trottoir et dans tout le quartier à cette heure, une fête générale, la biodiversité de notre Marais, mare vivante et bouillon de culture, les amis adossés au mur pluricentenaire, un immeuble très luxueux sans doute, un mur parmi d’autres, un peu frais sur les bras nus ; il est deux heures du matin, un peu d’air enfin ; tout à l’heure la peau moite contre un autre mur, je crois qu’il aimait bien ça, lui aussi, il gardait les yeux ouverts, puisque je vous dit que ça pétillait, en pleine rue pourtant ! et devant tout le monde ; le lendemain il dit : « J’ai respiré la liberté des uns et des autres, et pris de plein fouet le plaisir que c’est que d’être ensemble. » Je le cite, lui, mais ce qu’il dit, j’aurais pu l’écrire, moi, et d’ailleurs c’est moi qui l’écris.

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