Je m’inquiète pour J.-E. qui doit rester sans moi ce soir et les jours suivants. Non pas qu’il soit incapable de vivre sans moi (nous savons nous séparer quelques nuits, voire une semaine, afin de varier les manières de s’aimer, à distance ou tout proches, depuis dix-huit ans), mais il s’agit d’une soirée spéciale. Nous sommes toujours ensemble à 20 heures les jours d’élections. Même lorsque l’enjeu est moindre. Même lorsque J.-E. n’a pas la tête qu’il trimballe depuis trois semaines, tête d’insomnie, tristesse. On ne parle pas assez de cette anxiété-là : la peur de devoir vivre dans une société haineuse, où tout ce en quoi nous croyons (ce que nous osons appeler nos valeurs, ce que nous n’avons pas peur d’appeler humanisme) est saccagé par une minorité violente, et piétiné par une majorité égoïste qui, par indifférence crasse, s’essuie les pieds dedans. On parle d’éco-anxiété pour décrire le syndrome d’abattement et d’angoisse, de colère et de tristesse mêlées (ou alternées) face à la destruction méthodique de notre planète ; je propose le mot de facho-anxiété pour parler de ceux et celles qui éprouvent l’angoisse d’être coincés dans un monde habité par cette foule raciste qui ne rêve que d’une chose : être gouvernée par la détestation d’autrui, n’avoir plus jamais besoin de son esprit critique, obéir au plus fort, penser comme on consomme, laisser crever l’étranger la gueule ouverte. Vous dormez bien, vous, en ce moment ? J.-E., non. Je devrais être avec lui, lui tenir la main. Mais je pars en voyage. Je n’ai pas voulu bouleverser ma petite vie. Je retrouve John demain et nous partirons marcher en montagne, comme l’été dernier. Renoncer à cela ? J’ai trop envie de cette échappée, et John aussi. Pourtant, ne pas être avec celui que j’aime (celui que j’aime le plus) pendant ces jours de cauchemar, ça me semble irréel. Je sais pourtant que le couperet ne tombera pas ce soir à 20 heures : les résultats s’égrèneront au fil de la nuit, et ils n’annonceront pas le gouvernement à venir : il y a encore un tour, et autant d’enjeux que de circonscriptions : ça se gagnera voix après voix. Je dis « ça se gagnera » car j’y crois à chaque fois. Je me force à l’optimisme ; et pour une fois, je me prends à croire à une issue meilleure que le sempiternel « barrage à l’extrême-droite ». Trop souvent nous avons voté pour la droite par devoir résigné : on sait que ces barrières ne sont qu’un maigre sursis, on s’y résout parce qu’on n’a pas le choix. Mais cette fois, le rempart le plus sérieux contre le pire n’est pas le « moins pire », mais le mieux. Le Nouveau Front populaire va gagner et il ne se contentera pas de repousser le mal : il nous mènera vers des jours meilleurs. Si on ne croit pas à ça, à quoi bon vivre ? Autant s’enterrer tout de suite au fond d’un bois. Moi, je vis en société parce que j’aime ça. Connaître les gens. Me sentir bien quand les autres vont bien. Me sentir plus beau, plus fort, quand le monde tourne rond. Il faut être un peu naïf. On ne peut pas se contenter d’observer la violence et de la dénoncer. C’est une première étape, d’accord, mais ensuite, quelle alternative proposons-nous ? Être de gauche, c’est exercer son imagination. Inventer des utopies. Ça demande de l’énergie, être de gauche. Nous avons besoin d’horizons désirables.
Bulle joyeuse, belle foule : on ne manquerait ce dernier samedi de juin pour rien au monde. Le jour où Paris est à nous, la horde fière et bigarrée, les kilomètres de boulevards peuplés de nous. On est beaux et belles, on aime tous les gens qui nous aiment. La communauté, c’est un joli mot, non ? Nous évoluons dans cet énorme microcosme de centaines de milliers d’humains qui revendiquent leur fierté et leur amour de la différence. Nous sommes si nombreux, nous pourrions être une capitale à nous seuls, nous pourrions être un pays. Comment croire que nous sommes minoritaires ? Et qu’en-dehors de notre bulle, hors d’atteinte de notre chaleur, des gens nous haïssent, des gens haïssent tout sauf eux-mêmes ? et d’autres gens (les plus nombreux) s’en lavent les mains pourvu que leur petit confort reste sauf. Je voudrais vivre tous les jours dans ce pays rêvé et patiemment réalisé, lutte après lutte, fête après fête : Paris pendant la Pride. Ce n’est pas un repli identitaire (me réfugier dans une petite grotte moelleuse, ignorante du monde alentour), au contraire, c’est une utopie globalisante : je veux que notre bulle s’étende jusqu’aux confins du monde : notre projet est le meilleur, nous sommes les plus beaux. Comment est-il possible de n’avoir pas envie de nous rejoindre ? Vous les aimez donc tant que ça, vos vies recluses de bourgeois coincés ou d’aspirants bourgeois frustrés ? Vous prenez donc tant de plaisir à siroter votre petit confort rance, coincés dans vos forteresses domestiques, quand la misère ronge vos voisins, quand la violence s’abat sous vos fenêtres ? Je ne comprends pas que vous n’ayez pas envie d’être heureux comme nous : dehors, au grand jour, avec des inconnus flamboyants. Nous sommes l’horizon désirable.
Et moi, dans le train entre Paris et Nice, j’écris. Peut-être que J.-E. dort encore, car nous sommes rentrés tard cette nuit. Tout à l’heure il votera deux fois, rue Keller pour lui, avenue Parmentier pour moi. Ce soir je serai à Milan, et nous commenterons à distance les résultats. J’écris dans le train : façon de donner forme à ces pensées qui, sans l’écriture, me grignoteraient la cervelle. Je me sens tellement impuissant. J’ai aménagé ma vie de telle façon que les personnes qui m’entourent, aujourd’hui, sont toutes du même côté que moi : personne n’est tenté par le vote d’extrême-droite. Alors, qui convaincre ? Quelques macronistes dans mes cercles plus lointains. Certains ont changé d’avis. Il était temps. Dans notre circonscription, il y a moyen de gagner, de dégommer le sortant, de porter à l’Assemblée un député de gauche en plus. La colère est utile quand on la transforme en action. La tristesse ne sert à rien. Alors, on a le droit de penser à autre chose. On ne sera pas plus vertueux à se morfondre, à se tourmenter. Être conscient et agir ; ou se reposer. Se faire du bien. À plusieurs, idéalement. Et espérer que nos joies ne sont pas des diversions égoïstes, mais des énergies exemplaires : défiler à la Pride pour soi-même et pour les autres, émettre cette lumière très fort, rayonner, proposer une autre voie, un horizon désirable.
Merci à vous pour ce texte qui fait du bien !
Ce texte n’est que réalité pourquoi tant de personnes ferment les yeux
tous ces jours passés m’ont angoissée et m’angoisse de plus en plus je crie très fort mais intérieurement 😬