Comme un poisson dedans

L’endroit est familier (une architecture à taille humaine) et à la fois exotique (un palmier dans la cour). C’est l’école des Beaux-Arts du Havre et j’ai été, moi aussi, étudiant dans une école d’arts : une sorte d’effervescence dans un cadre institutionnel : je sais qu’un tel assemblage est possible. Il y a des copies d’antiques en plâtre gentiment taguées, et des affiches imprimées en sérigraphie fluo. Jusqu’ici je connais. Mais les étudiants que je rencontre sont des écrivains, et ça me trouble, et c’est ça que je suis venu observer. Je me cale dans le canapé entre S. (qui a réservé la meilleure place) et un autre gars (j’observe le tatouage sur sa cuisse). En face, encore un gars : un rigolo qui fait son numéro (c’est la soutenance de son diplôme) : il propose un manuscrit foisonnant et méta-littéraire, paraît-il (je ne l’ai pas lu) ; il amuse le public et le jury ; plus tard, une sorte de timidité émerge, lorsqu’il répond de son mieux aux questions. Je connais deux des jurés (l’un est même mon ami) et je reconnais leurs propres inquiétudes (ou la joie de leur propre écriture) dans les remarques adressées au candidat. Car c’est de cela qu’il s’agit : une rencontre entre pairs. Chacun parle de ce qui l’habite, espérant toucher juste, atteindre la sensibilité de l’autre, comprendre où il en est dans sa quête. Aucune discussion ne me passionne davantage. Et ça se prolonge jusqu’à la nuit : aussitôt le cadre formel aboli, on passe à l’apéro. Un garçon fraîchement diplômé (sa mention remonte à dix minutes) demande à une jurée : « On peut se tutoyer maintenant ? » — car c’est de cela qu’il s’agit : on est tous égaux — supposément. On me demande qui je suis. Ce que je fous là, en somme. Je dis que je suis un ami de G., le juré, mais que je suis invité par S., l’étudiant, que je connais pourtant moins. Un pied de chaque côté. Nous sommes tous à égalité, disais-je : tous candidats, en somme. Tous débutants, qui partons de zéro à chaque fois. Ceux qui croient être installés se mettent le doigt dans l’œil. « Tu fais quoi, maintenant ? » Chacun·e espère publier son manuscrit : plusieurs sont en boucle, et ne pensent qu’à ça. Je serais comme eux à leur place. Je ne suis pas à leur place. Je suis déjà dedans (ce n’est pas mon premier livre) et en-dehors (je n’ai pas fait ce genre d’études). Pour être franc, depuis quelques jours, je ne pense plus à Rue des Batailles. J’ai mis à distance le coup de cafard de l’après. J’ai commencé autre chose. L’autre chose me sauve.

Content de parler avec Q., rencontré à Paris il y a quasi deux ans : il est question de réalité et de fiction (évidemment) et de la puissance agissante de l’écriture sur nos vies réelles : je cite l’exemple de T., convaincu que personne ne le lisait, qui vient d’apprendre qu’il se trompait : la conséquence de son journal sur sa vie hors-journal, c’est d’avoir pourri sa relation avec une poignée de gens : on espérait mieux, mais enfin, c’est une preuve tout de même, un effet du pouvoir de l’écriture. Puis, Q. cite le prénom d’un autre Q. qui s’appelle comme lui, un prénom que j’avais cité lors de notre première rencontre, parce que je venais de rencontrer ledit Q. (l’autre) pendant l’été, et que celui-ci m’avait parlé de Q. (l’écrivain) le premier soir : j’avais rapporté cet échange à Q. et ça lui avait fait plaisir, puis à l’autre Q. (le premier) quand nous nous étions revus. Il dit : « Je vois ce qu’il devient, Q., ce qu’il fait maintenant » — je réponds que moi aussi, j’observe son travail de loin. Je ne lui dis pas à quoi je pense vraiment : pourquoi ça me touche d’entendre son prénom précisément aujourd’hui ; depuis deux jours, je cohabite de nouveau avec Q. dans ma tête et dans ma cuisine d’écriture. J’ai relu mon journal de ces jours d’été, notre rencontre ; ça fait des pages et des pages, c’est énorme, ça se voulait le plus proche possible des faits ; si l’exhaustivité existait j’aurais tenté de l’atteindre, mais comme elle est une illusion je me suis contenté d’écrire beaucoup, c’est un flot, et dans le flot je retrouve ces lignes :

Je dis à J.-E. que j’ai envie d’écrire cette soirée, un texte long et très détaillé, à lire presque en temps réel. Qui commence à minuit (son arrivée) et se termine à son départ. Je vois déjà cette longue nouvelle, presque un roman.

J’ai cru que l’idée était abandonnée, mutée vers un autre projet que j’intitule Intérieurs dans le provisoire de mon for (intérieur), mais non, je me trompais, elle n’est pas finie du tout, elle est vive comme au premier jour. Quand on a rencontré Q., il était étudiant, je me sentais habité par les mêmes questions que lui, je n’étais pas son aîné, nous étions semblables et différents, moi certes plus aguerri, si l’on veut, encore que ; mais lui pourvu d’autres qualités qui me font défaut, son manque d’assurance qu’il a su transformer depuis, son corps objet d’étude, outil d’expérimentation, devenu support d’une création ; son corps que j’ai vu quasi nu, sur la plage où nous étions égaux : en slip et entre pairs. La nudité comme une utopie, on fait semblant de croire, et ça finit par arriver. Ce matin nous sommes au Havre, les fesses et les pieds dans les galets ; il y a mon ami et son amoureux qui est aussi mon ami ; il y a un autre ami de plus fraîche date et son amoureux que je connais peu ; il y a moi ; j’ai envie de mer ; on ne va pas se mentir, l’eau est glacée, mais j’y entre en trois secondes, et aussitôt je suis comme un poisson dedans ; parmi ces cinq garçons en maillot, plusieurs sont écrivains ; devinez lesquels. La fois précédente, S. m’avait édifié dans les rayons d’une librairie : « Elle, elle est de Toulouse, et lui de Paris-8, et celui-là de Cergy, et elle de Paris-8 aussi » — il parlait des masters de création littéraire dont les auteurs et autrices de ces livres étaient issus. Aujourd’hui il dit, à propos de celui que je viens de commencer, un roman bizarre que j’aime bien : « C’est un gars du Havre » — un diplômé de chez eux, un camarade d’il y a quelques années ; j’ignorais tout de ce monde parallèle. Est-ce que cela me navre ? Je ne sais pas encore. Sur la plage, je dis à G. que j’ai parlé longuement de Queneau avec B., la veille au Poisson rouge (c’était le nom du bar) : « Lui aussi, c’est un gars du Havre » — cette fois, ça ne signifie pas qu’il sort de l’école, mais plutôt :

Je naquis au Havre un vingt et un février
en mil neuf cent et trois.
Ma mère était mercière et mon père mercier :
ils trépignaient de joie.

Raymond Queneau, Chêne et chien

Ce que B. ne m’a pas dit, au Poisson rouge, c’est qu’il habite en face de la mercerie (feue la mercerie) ; il l’a dit à G. qui me le répète ; alors j’écris à B. (car le seul gars qui m’a donné son zéro-six est justement celui qui habite en face de chez Queneau : la vie est bien faite) ; il répond du tac-au-tac ; m’indique l’adresse ; et plus encore ; la mercerie est devenue salon de coiffure et, ô déception, son enseigne est sans humour ; les coiffeurs sont pourtant réputés pour leurs calembours ; on aurait pu dire, oh, bien des choses en somme ; « Un rude hiv’hair » serait un brin érudit (mais Un rude hiver est si havrais) ; « Petite cosmogonie porta’tif » serait abscons (mais charmant) ; « Exercices de style » m’aurait convaincu, la vitrine ornée de Fleurs bleues, ouvert tous les jours sauf le Dimanche (de la vie) ; tant pis. Il est midi, j’ai bientôt mon train pour Paris ; nous nous séparons à ce carrefour, devant la boutique ; nous sommes quatre personnages, désormais habillés ; les mêmes que sur la plage, moins deux, plus un ; plusieurs sont écrivains ; devinez lesquels.

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