On ne peut pas savoir ce qu’il y a dans la tête des autres. Je n’étais pas ami avec lui ; je l’aimais bien. Nous étions camarades, de loin. Les gens qui semblaient être ses amis me paraissaient sympathiques. Pourtant, je ne me mêlais pas à eux. Je fréquentais seulement une poignée de personnes, dans une autre classe : celle de S., ma meilleure amie, et de B., l’ami dont j’étais amoureux. J’étais tout occupé par le désordre de mes pensées et de mes émotions ; j’étais presque incapable de m’intéresser aux gens qui m’entouraient. Je crois n’avoir jamais adressé la parole à la moitié de ma classe. Ce garçon-là, toutefois, c’était toujours un plaisir de parler avec lui, lorsque le hasard nous rapprochait dans la cour de récré. Il était différent. Nous parlions surtout de politique. Il était aussi nul que moi pour l’échange de banalités : alors on refaisait le monde, mais le temps de dix minutes seulement. Puis on retournait en classe.
L’événement que je raconte dans mon journal d’alors, publié ce matin, a eu lieu quelques mois plus tard. Nous avions eu le bac, nous avions quitté le lycée. Le matin, dans le RER pour Paris, je suis tombé sur lui — ce garçon dont je n’étais pas l’ami. Il prenait le même train, pour se rendre à la fac. On a parlé de choses insignifiantes : « Que deviens-tu ? » Nous avons atteint sa station, il est descendu. Au passage, il m’a glissé une lettre. C’était une feuille de cahier quadrillée, pliée en quatre ou en huit. Il l’avait écrite en trois fois, au mois de juin précédent. Il écrivait d’abord qu’il regrettait de ne pas mieux me connaître : il était trop timide pour oser m’approcher, alors il m’écrivait ce mot qu’il espérait me remettre le lendemain. La deuxième partie de la lettre était le récit d’un échec : il avait préparé mentalement un scénario (le moment idéal pour me donner ces mots), mais un changement d’emploi du temps l’avait empêché. La troisième partie, datée des jours suivants, m’était encore adressée ; mais elle ressemblait de plus en plus à des notes que l’on prend pour soi-même. Il disait : « Content d’avoir croisé ta route. » Une façon de dire : « Adieu, et tant pis. »
J’avais échafaudé ce genre de scénarios moi aussi, pour confier à B. mes sentiments. Pour me donner du courage, je lui avais écrit des lettres que je ne lui avais jamais données. Dans les tout derniers jours de l’année scolaire (au moment précis où, en parallèle, ce garçon espérait se rapprocher de moi avant que le bac et les études ne nous séparent définitivement), j’avais réussi à me tendre des pièges pour me forcer à dire à B. tout ce que je ressassais dans ma tête. J’étais amoureux de B. ; la lettre que je découvrais quelques mois plus tard, dans ce RER, n’était pas une déclaration d’amour, mais un élan d’amitié ; j’ai reconnu pourtant la même peur d’être rejeté, et les mêmes espérances.
Je commençais à prendre confiance, grâce à cet écosystème fabuleux que je fréquentais à l’école Duperré : je me sentais en accord avec moi-même, de plus en plus. Cette lettre inattendue m’a bouleversé. Elle m’a rendu triste, car j’ai réalisé combien j’avais été aveugle pendant mon année de terminale, accaparé par mes propres sentiments, incapable de m’intéresser à ceux qui existaient autour de moi. Elle m’a fait du bien, aussi : car elle m’a rassuré rétrospectivement sur ma propre image. Je croyais être le garçon à lunettes transparent, le premier de la classe qui passe inaperçu quand il erre dans la cour comme une âme en peine. Soudain, cette déclaration d’amitié a renversé mon point de vue : je me suis vu dans les yeux d’un autre. Dans cette foule, un garçon n’était pas indifférent à mon sort : s’il ne venait pas me parler, c’était par timidité. Il craignait de n’être pas à la hauteur. Quoi ? Quelqu’un avait donc une si haute image de moi ? Un garçon pour qui j’avais de l’estime, en plus. Je n’étais donc pas le seul à admirer, à envier, à observer les autres depuis l’ombre. D’autres que moi, tapis dans leur ombre propre, m’observaient et se faisaient les mêmes films insensés : pourquoi croire que l’autre est inaccessible ? Nous ne valions ni plus, ni moins que nos semblables : chacun se débattait dans ses propres tourments, sans soupçonner qu’une tempête comparable grondait dans le crâne d’à-côté.
Sur ce papier, il n’avait laissé aucun moyen de le contacter : ni téléphone, ni mail. Fallait-il que je compte sur le hasard pour le retrouver ? pour répondre à sa lettre ? J’ai réussi, par des relations communes, à lui faire passer un petit papier à mon tour. On faisait encore ça en 2005. Sur celui-ci, je l’invitais à me contacter par mail. Nous avons échangé quelques messages chaleureux. C’était trop tard pour devenir amis : chacun était parti de son côté. Sa lettre avait été une déclaration en même temps qu’une rupture : « Content d’avoir croisé ta route », disait-il. C’était bon de se parler tout de même. Brièvement. Par écrit, donc. Je lui ai confié ce qui me tourmentait l’année précédente. Il avait l’air mieux dans ses baskets. Moi aussi.
Il a entrepris des études ambitieuses. Je sais le métier qu’il exerce aujourd’hui : le genre de mission qu’on ne choisit pas par défaut, ni par conformisme. Je suppose qu’il aime ce qu’il fait ; que ça a du sens pour lui. Mais je ne peux pas être sûr de mes intuitions. J’observe seulement de loin. On ne peut pas savoir ce qu’il y a dans la tête des autres.
C’est exactement pour ce type d’articles que je continue à suivre ces carnets et autres écrits, Antonin. ☺ J’ai une certaine fidélité aux mots, comme aux personnes, que j’aime, ceux qui me bouleversent m’émeuvent, m’amusent, me dépaysent, m’excitent et m’intriguent… Tu sais faire un peu tout cela, donc je suis là, fidèle, depuis ma campagne.😉