La supérette sombre où nous faisions nos courses est toujours à sa place, sur le côté droit, lorsqu’on monte la rue en sortant du métro. Nous ne nous approchons pas du magasin : nous restons au milieu de la chaussée. Nous longeons les façades, mais de loin. C’est moi qui mène. Je commente les évolutions du paysage urbain à l’attention de la personne qui m’accompagne, qui est probablement C., puisque c’est avec elle que j’ai habité cette rue il y a dix ans. Nous avons vécu trois mois dans cet appartement du 52, ulica Polna — littéralement : la « rue des Champs ». Nous la parcourons à nouveau. La boutique du photographe, en bas de chez nous, existe encore. C’est une surprise, car elle nous semblait déjà vieillotte à l’époque. Elle était la survivance d’une époque qui mourait à petit feu. Nous passons l’angle de la rue, toujours en glissant sur l’asphalte, à égale distance du trottoir. Je comprends soudain : nous sommes en train de visiter le quartier sur Street View. C’est pourquoi nos mouvements sont contraints. J’explique à C. que j’ai été voir notre ancien quartier de Varsovie sur Google, il y a quelques jours. Cette exploration récente m’a rafraîchi la mémoire et m’autorise à jouer ce rôle d’éclaireur — même si, dans la vie éveillée, je n’aurais pas besoin de cette justification : j’ai toujours aimé guider les visites urbaines. Je lui dis : « Le bar où on allait pour le wifi existe encore mais, à côté, ils ont fait un Subway. » Ces devantures sont toutefois cachées par des palissades de chantier. Il faut les imaginer derrière. Je dis : « C’est parce qu’ils font une ligne de tramway ici. » Je trouve que c’est une bonne idée. Nous rebroussons chemin, pour revenir devant notre adresse. Nous voulons accéder à la cour, afin de revoir les fenêtres de notre appartement qui donnaient sur l’arrière de l’immeuble. Ça, c’est impossible de le faire sur Street View. Mais nous sommes à présent de vraies personnes, dans une vraie ville, donc nous pouvons nous déplacer librement. Nous empruntons la ruelle.
Il y a un attroupement sur notre balcon. Une grappe de gens qui parlent. Mais notre balcon a changé. J’hésite à le reconnaître. À l’époque, nous en avions peur. Quand nous invitions des copains chez nous, nous leur disions de ne pas s’y masser trop nombreux, parce qu’il avait l’air fragile : en regardant dessous, on voyait des lézardes inquiétantes. Or, dans le rêve, je ne peux pas passer sous le balcon pour vérifier sa solidité, car il est posé sur une excroissance du bâtiment qui n’existait pas à mon époque — si bien qu’il est devenu une terrasse, plutôt. Je suis troublé par ces changements. Ce n’est pourtant pas grand chose, par rapport à ce qui m’attend en face.
Notre cour n’est plus une cour. C’est une place immense, monumentale, dans le genre de la plac Konstytucji : une esplanade à perte de vue, bordée d’immeubles gigantesques dans le goût réaliste-socialiste. Dans le rêve, cette métamorphose ne m’étonne pas. On se faufile dans la ruelle et on pénètre, au cœur du bloc d’immeubles, dans cet espace cent fois plus grand que les immeubles qui le contiennent. Le vide en-dedans est plus vaste que le plein autour. C’est un rêve, alors c’est permis.
Je tourne autour d’une sculpture bizarre. Un machin posé sur un socle de pierre. En fait, je ne sais pas s’il s’agit d’une œuvre d’art ou d’une installation publicitaire. En terme de dimensions, la chose est comparable aux sculptures animalières sur le parvis du musée d’Orsay, ou à l’ours de Pompon grandeur réelle. Il s’agit probablement d’un animal, mais lequel ? Une forme arrondie (d’où mon analogie avec Pompon), noire, mouvante. Elle gonfle. Ce n’est pas un ballon de baudruche pour autant. Ni même une imitation de ballon, comme le truc de Jeff Koons derrière le Petit Palais. Si je pense à Jeff Koons, c’est par association d’idée : en découvrant cette chose sur la place, je pense aussitôt qu’elle appartient au registre de l’esbroufe commerciale, du snobisme vulgaire. Pendant que j’écris ce rêve, je revois soudain l’immense lapin Lindt que j’avais photographié sur la plac Konstytucji : ça ne peut pas être un hasard. Les connexions du rêve sont bien faites. Le machin continue de bouger, d’enfler. Je le regarde, perplexe. Je crois que c’est un hologramme. Ça doit coûter cher. Je me retourne. De l’autre côté : l’immense étendue de béton brut. Le ciel est gris, évidemment. Un bâtiment colossal ferme l’horizon. Gris aussi — mais d’une autre qualité de gris. C’est aussi moche que la sculpture, mais différemment. Bizarrement, j’ai de la sympathie pour cette laideur-là. Pour sa sincérité. Le dénuement du matériau pauvre. Le parallélépipède grossier qui ne fait pas semblant d’être autre chose. Une forme de modestie brutaliste ; de manifeste discret ; de nudité monumentale. Tant pis si ce sont des oxymores. Quant au truc sur son socle, je ne saurai pas ce que c’était vraiment. Le corps noir et lumineux bouge encore. Ça se termine comme ça.