Nous rentrons à Paris en train. À cause d’un accident sur la voie, notre parcours est dévié : au niveau de Saint-Denis, le train traverse la gare de voyageurs, puis il passe sous une barre d’immeuble entièrement vitrée (les bureaux d’une administration) et atteint le second faisceau ferroviaire, c’est-à-dire les lignes de marchandises. Nous poursuivons notre trajet sans encombre. Mais, peu à peu, nous nous écartons de l’itinéraire logique ; je remarque que nous passons par la forêt — peut-être celle de Saint-Germain-en-Laye — tu parles d’un détour ! Je remarque également que le train roule sur le chemin : il n’y a plus de rails. Le sol n’est pas plan, les taillis sont denses… c’est dangereux. Arrive un moment où ce n’est plus possible : nous devons quitter le train et terminer le trajet à pied. Je suis avec ma mère. Tous les deux, nous abordons un ponton de bois, et nous laissons filer la rame. Il faut grimper un escalier à claire-voie, les marches sont démesurées, je les franchis à quatre pattes pour garder l’équilibre. C’est plus difficile pour ma mère, qui est en robe, mais elle s’en sort plutôt bien. Nous arrivons à destination sans mal. C’est une vaste pièce, le sol est en planches de bois. Les gens nous attendent pour une visite (c’est peut-être un musée), ou pour un événement (fêter un anniversaire).
Il y a des enfants. Dans les angles de la pièce, posés sur des socles, des personnages de Lego deux fois plus grands que la normale. Un adulte dit : « Ça va plaire aux enfants. » Je réponds que la taille anormale de ces Lego risque de poser problème, au contraire. L’autre dit : « Mais non ! Plus ils sont grands, mieux c’est. Ils vont adorer. » J’insiste : « Le plaisir des Lego, c’est de les démonter et de les remonter, parce que toutes les pièces sont compatibles entre elles. Si ces personnages n’entrent pas dans les voitures Lego, et ne s’emboîtent pas sur les chevaux, quel intérêt ? »
Juste avant le dîner (l’événement est donc un dîner), je me retrouve face à J.-E. et au jeune acteur qui joue dans son film (un garçon très beau). Ils ont une mine sombre, ils sont rongés par le doute. Et si leur film était mauvais ? Tout ce travail pour rien… un gâchis. J’essaie de les rassurer. Je leur dis, au contraire, qu’ils ont réussi à atteindre cet équilibre périlleux : « Le film oscille entre des scènes extrêmement lyriques (au bord du kitsch, mais sans tomber dedans) et des scènes minimalistes, d’une sécheresse époustouflante. » Je cite Angelópoulos et Tarkovski. C’est pompeux, mais tant pis : ça leur fait plaisir (et je suis sincère). Le jeune acteur est ému, ses yeux se mouillent. Quant à J.-E., je remarque qu’il saigne au front. « Tu as dû te gratter », lui dis-je. Il file à la salle de bains pour examiner son égratignure. Il nettoie le sang au lavabo, à grande eau. Je vois les flots qui se teintent de rouge. C’est impressionnant.
J’ai tout oublié du dîner, mais je me rappelle précisément la suite du rêve. Je suis à Paris. Je marche dans la rue de Babylone. Tiens, un attroupement ! Des gens font la queue pour visiter l’appartement d’Yves Saint Laurent, en mode « journées du patrimoine ». Je ne suis pas sûr que ça me passionne, mais je suis curieux. Je décide d’y aller aussi. Mais je comprends qu’il fallait réserver son entrée, à cause du protocole sanitaire… Il est possible d’espérer une place au dernier moment, mais ce n’est pas garanti. Je veux tenter ma chance. Par la porte entrouverte de l’immeuble, on voit un hall (j’ai envie de dire : un atrium) richement décoré. La fille devant moi se retourne ; elle me demande si toutes les pièces sont agencées ainsi. Est-ce que je le sais, moi ? C’est la première fois que je viens. Elle me demande si la visite est organisée « comme dans un vrai musée ». Elle m’énerve déjà. Elle ressemble à une sorte de mannequin, trop sophistiquée et snob. Elle est avec deux copines identiques à elles, et un mec du même acabit, qui revient de la billetterie avec les tickets. Il me toise, il me sourit (il est très beau, il a l’air très con). Il me parle en feignant une camaraderie familière et, en même temps, condescendante. Je le déteste immédiatement. C’est leur tour : ils entrent. J’attends encore un peu, j’entre dans le hall.
Le rideau de fer descend derrière nous (ou plutôt : les grilles en fer forgé, comme la herse barrant l’entrée d’un château fort). La connotation militaire du lieu me saute aux yeux, soudain, à cause du voisinage de la caserne de pompiers. J’aperçois les logos sur la porte : ce musée est passé sous la tutelle de l’armée. C’est pourquoi le hall, qui a désormais l’allure d’une salle des gardes, est orné d’épées. Pour patienter, un jeu est proposé aux enfants : il consiste à marquer sur le mur l’empreinte d’une épée, appuyée dans le plâtre frais. Un type ironise en suggérant que je pourrais participer, malgré mon âge. Mais, enfin, c’est mon tour de passer à la billetterie. L’employé en uniforme me demande d’ouvrir mon « livret » à la page tant. Je ne sais pas de quoi il parle. Je le saurais probablement, si j’avais réservé ma place, car on m’aurait alors remis ce « livret » par avance, mais j’explique que je suis venu à l’improviste, et que je voudrais payer mon entrée. Aucun souci. L’employé me demande alors mes papiers. Évidemment ! Car nous sommes dans une enceinte militaire. Soudain, je me rappelle une embrouille au dîner, à ce propos : on m’a remis des papiers qui n’étaient pas les miens, je ne sais plus pour quelle raison. Dans mon portefeuille, j’ai un passeport, une carte d’identité, et une photo d’identité de J.-E. : je donne tout ça au soldat. J’ai conscience de commettre une erreur, car il va voir que les noms ne sont pas les mêmes sur les deux documents… Je risque de dévoiler ce mensonge et, par la même occasion, de révéler mon homosexualité, à cause de la photo de J.-E. ; le soldat commence à lire le prénom sur le passeport : « Mouloud » ; je crains une remarque raciste ; je le récupère vite, pour qu’il s’intéresse plutôt à la carte d’identité. Là, il lit : « Antonin Crenn » et il voit ma photo. Ouf ! Tout est en règle. Puis, en me remettant ma carte en même temps que la photo de J.-E., il me dit : « Je vous souhaite à tous les deux le grand amour », ou autre chose dans ce goût-là. Je suis un peu décontenancé, mais après tout, vu le thème de ce musée (la collection d’art constituée par ce couple d’hommes célèbre), je ne dois pas m’étonner de sa complaisance pour notre amour. Il ne manquerait plus que ça le choque.