La ville est floue, les maisons atténuées par le filtre doux de la brume. On se déplace comme dans du coton, confus, tout engourdis. Le brouillard est dans nos têtes, surtout, car je dors mal, et J.-E. ne dort presque pas. Dans la vallée, les nappes flottent en apesanteur. Vers le causse, elles s’accrochent aux arêtes et aux sommets, s’enroulent comme des fumerolles. Les visiteurs, qui trouvent le pays si beau, ne savent pas qu’il est encore plus beau quand on le connaît bien, car il est beau de mille façons. D’une heure à l’autre, méconnaissable. Là, c’est l’hiver et c’est le matin, nous prenons la route qui monte à Loubressac. C’est B. qui conduit ; J.-E. est à côté d’elle ; moi, je regarde en bas : le château de Castelnau émerge seul, posé sur les nuages. Au village, là-haut, il fait beau.
J’ai peur de ne pas contenir mon émotion. Je n’ai pas honte de pleurer ; je crains seulement de me faire trop remarquer, alors que la plupart des gens ne me connaissent pas. Je sens déjà les vagues qui montent dans ma poitrine, mes yeux qui se mouillent, aux premières paroles de la chanson : « Tant de belles choses ». La veille, on l’a écoutée ensemble — avec J.-E. et B. — et B. nous a dit qu’elle se rappelait la première fois qu’elle l’avait entendue : avec son père. Quant à moi, je ne peux pas ne pas penser à ma mère : je suis certain que j’ai entendu cette chanson chez nous, et qu’elle montait le son pour l’écouter à fond. La voix de Françoise Hardy : « Même s’il me faut lâcher ta main / Sans pouvoir te dire à demain… » Juste ces mots. Si J.-E. pense à la main de sa grand-mère, encore dans la sienne il y a quelques jours, je pense à la main de ma mère dans la mienne. Nous pleurons tous les trois. C’est bon de partager ça.
Évidemment, je pense à ma mère. Comment ne pas ? Nous sommes réunis pour rendre hommage à une autre femme, que j’ai aimée, et qui était tellement immense dans la vie de J.-E. ; mais je suis sûr que chaque personne présente dans ce cimetière, comme moi, est bousculée par d’autres présences, visitée par d’autres grands absents. Pourquoi ne pas ? Nous sommes réunis (nous sommes ensemble parce que nous nous aimons) et nous sommes seuls (quelqu’un que nous aimions a lâché notre main). La dernière fois que nous sommes venus à Loubressac, ma mère était avec nous. Alors, pourquoi pas aujourd’hui ?
C’est à mon tour de prendre la parole. Je suis coupé, dans ma lecture, par le carillon de l’église. C’est une pause bienvenue. J’attends le silence, je regarde le ciel. Puis je reprends. J’y arrive. Un peu plus tard, en écoutant d’autres mots que les miens, je vois les gens sourire. Car il y a ça aussi : le plaisir de se souvenir. Et même, encore plus tard, le plaisir de partager autre chose : un vin chaud sur la place, et des conversations légères. Je bois deux verres, alors que c’est le matin, et je ne suis même pas assommé. Le moment est particulier, le corps ne répond pas comme d’habitude.
Ces derniers jours, quelqu’un nous a dit : « Vous êtes au bord du précipice. » J’ai trouvé l’expression affreuse, mais elle se voulait pleine de compassion. Il y a trois ans, j’avais entendu : « Tu es en première ligne. » C’était la même idée. Ces deux personnes veulent dire que, puisque nous n’avons plus de parents ni de grands-parents, nous sommes le prochain sur la liste. Ils prennent pitié de nous, à cause de cette angoisse qui devrait nous étreindre. Pourtant, ce n’est pas ça que j’éprouve. C’est plutôt l’embarras d’une liberté dont je n’ai pas voulu. Combien j’aime la liberté !… mais pas celle-là. Ce lien dont j’ai été libéré soudain, c’était le lien inconditionnel, celui dont on ne se défait jamais : les parents, qu’on le veuille ou non, on les a toujours dans son cœur ou sur le dos, même lorsque le lien se distend, même s’il est source de conflits ou de tristesse. On n’a pas le choix. Avant, lorsque J.-E. et moi partions en voyage, nous savions ce que nous devions faire, avant même de défaire nos bagages : il appelait sa grand-mère et j’appelais ma mère. C’était un peu pesant, c’était tellement rassurant. Je suis encore traversé par ce réflexe, souvent, posant ma valise quelque part : dire à ma mère que je suis bien arrivé et qu’elle peut cesser d’attendre mon message. Aujourd’hui, j’aurais aimé lui dire que j’étais à Loubressac, devant le panorama.
Le paysage a changé. En bas, le brouillard s’est dissipé. Partout c’est le soleil. Et on redescend dans la vallée, qui ne ressemble déjà plus à ce qu’elle était ce matin.
Du soleil pour ton dernier voyage, Geneviève. C’est juste évident, il ne pouvait en être autrement. Céline et moi viendrons sous peu te voir en ta demeure d’éternité