Le désir de prolonger ce geste

Nous allions parler d’amour, je le savais. À peine nous nous sommes trouvés sur la place du Châtelet (depuis combien d’années n’avais-je pas eu le loisir d’observer cinq minutes cette fontaine, où personne d’autre que nous n’avions rendez-vous ce soir ?), il m’a assuré qu’il ne passerait pas la soirée à parler de lui, qu’il n’accaparerait pas notre temps commun avec ses propres histoires. Mais il n’y a rien qui me passionne plus que de parler d’amour, et je suis certain qu’il le savait. Les gens qui me connaissent le savent. Ça se devine, ça se voit. Par exemple, cet autre ami qui, il y a quelques semaines, m’adressait impromptu une invitation qui sonnait plutôt comme un appel : « J’ai envie de te parler d’une affaire sentimentale. » J’ai oublié si le mot exact était « envie » ou « besoin », mais quelle importance ? Il cherchait un partenaire pour s’occuper de son cœur et il savait que je jouerais ce rôle. Alors, en marchant de la place du Châtelet jusqu’à ce café, j’ai écouté, j’ai posé quelques questions. J’ai réalisé combien la conversation qui se déployait entre nous était proche de celle que j’espérais lancer : j’avais apporté dans ce but l’un des recueils de mon journal, celui qui contient le billet pour lequel il m’avait écrit un message si enthousiaste. J’apportais alors ce texte comme témoin, avec le désir de prolonger ce geste, de lui donner une suite que nous allions développer ensemble. Par le texte, j’ai l’habitude de livrer une part de mon intimité à qui voudra bien me lire, à des personnes qui, en échange, ne laissent rien paraître d’elles — et quand parfois un lecteur, une lectrice m’écrit une réponse, notre échange est fatalement asymétrique : la relation qui s’invente entre l’écriture et la lecture est une réciproque impossible, y compris avec ceux de mes amis qui pratiquent le même jeu que moi : nous nous lisons mutuellement, sur nos blogs ou dans nos livres, et nos monologues se croisent ; j’aime infiniment ces correspondances, mais elles ne sont pas des dialogues. Aussi, dans ce vis-à-vis que permettent une table de café et deux verres de vin, nous mesurons mieux « les parallélismes inexacts de nos vies et expériences » (ces mots sont les siens) : « inexacts », car les parallèles pures ne se touchent jamais, tandis qu’ici nous les observons s’approcher, s’éloigner un peu, revenir pour y voir de plus près, garder une distance curieuse, se dire qu’il n’y a aucune urgence, puis se frôler de nouveau, et ne pas s’en excuser, ne pas faire semblant que ça n’a pas eu lieu exprès.

Je lui rappelle que sur mon blog, parmi ces billets exposés au regard de tous, les plus intimes sont écrits avec pudeur. Mon exhibitionnisme a des limites ; mon narcissisme, je ne sais pas. Car les contraintes que je m’impose m’aident à écrire de beaux textes, et je veux qu’on aime ces textes-là d’autant plus, et qu’on m’aime à travers eux. Cette pudeur m’invite à épurer le récit : comment décrire une émotion dépouillée de son décor matériel, de l’identité des protagonistes, des indices de lieu et de temps ? Ne pas dire : « la place du Châtelet », ne pas révéler avec qui je me trouve, ni à quel moment, car ce journal n’est pas un rapport de police ; ne citer aucun détail qui dévoilerait ce que les personnages de ma vie n’ont confié qu’à moi ; n’exposer que moi-même, donc ; n’évoquer les autres qu’à travers ma relation à eux, ne parler que des effets de leur existence sur la mienne — ne parler que de moi. Et enfin, même sur moi, ne pas tout écrire. Les choses que je n’ose pas formuler. Celles que j’écris, mais que je ne publie pas.

Au fil de notre conversation, une galerie de portraits se dessine. Ces personnes n’ont pas de visage, à l’exception d’un détail : la mention d’un sourire ; de la couleur des yeux qu’on a remarquée dans une circonstance singulière. Si elles ont un corps, alors ces corps n’ont pas de poids, pas de contours précis : seulement les sensations ou les fantasmes qu’ils éveillent. Peu de prénoms sont cités. Alors, pour désigner l’une de ces figures quand elle réapparaît, il faut recourir à une périphrase ; il faut trouver les quelques mots qui sauront dire quel rôle cette personne a joué pour nous. Il me demande si j’écrirai cette collection de portraits. Je réponds d’abord : « C’est déjà fait, dans mon journal privé » — puis je réfléchis, et je dis : « Si je les écrivais pour les partager, ce serait plutôt une suite d’instants, de sensations, d’images. » Je n’y consignerais pas les détails que mon journal seul a vocation de conserver. Mieux qu’un compte-rendu ou qu’une collection typologique, ce serait (n’ayons pas peur des mots) : de la poésie. Je n’aurais pas besoin de nommer les gens, les lieux, les faits, la nature des liens qui nous unissent, les sentiments, les relations avérées ou désirées, les films que l’on se fait et que l’autre ignore, les films où nous croyons jouer ensemble alors que nous traversons deux expériences séparées. Qu’est-ce que cela veut dire, aimer ? Il faudrait exprimer une complexité et, dans cette quête, décrire plutôt que nommer. Parfois, cent mots valent mieux qu’un seul — mais je perçois le piège qui me guette : mon goût du langage, et ma facilité à le manipuler, m’entraîneraient vers la tentation du texte hors-sol, hors-corps, vers la jouissance du discours en soi, cédant à la séduction des circonvolutions langagières. Quelle fierté d’élaborer des systèmes, puis de se mouvoir avec aisance dans des espaces à plusieurs dimensions où le commun des mortels se perdrait ! L’intrication de nos réseaux sentimentaux est impossible à démêler par quiconque n’habite pas notre tête, notre corps. Cet équilibre précaire ne tient qu’à la fiction que nous inventons pour notre propre usage. Quel mérite aurais-je à retrouver mon chemin dans un monde que j’ai inventé tout seul ? Parfois, il faut s’écouter parler comme un spectateur, regarder son double dans le miroir et redescendre sur terre. Alors, oser la complexité, certes, mais accepter aussi de se laisser guider par la simplicité quand elle se présente joliment, avec douceur, avec des mots banals, univoques, tout nus. Dire la beauté des réalités complexes, oui, mais ne pas oublier d’appeler un chat un chat. Tant pis si l’on est frustré de n’avoir pas déployé toutes ses habiletés d’agent secret, tant pis si l’on a pas eu besoin de décrypter les double-sens ésotériques. Tant mieux, plutôt. Il est tard, nous nous séparons. Il demande donc : « On se frustre ? » Je dis oui, d’accord. Nous avons assez parlé et il n’y aura pas de message codé. Chacun part de son côté. Ça ne m’empêche pas de continuer les phrases dans ma tête, puis de les écrire. De les publier peut-être. Il dit encore : « Je me demande quelle forme tu donneras à cette soirée, dans quelle lingua franca tu la tourneras. »

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