Il a le sourcil droit plus haut que le gauche. Quand les miens ne sont pas symétriques, c’est dans l’autre sens : je sais lever le gauche en fronçant le droit. Lui, je ne crois pas qu’il le fasse exprès : sa pose n’est pas forcée. Il regarde au loin parce que le photographe lui a dit de ne pas fixer l’objectif, de faire comme s’il contemplait la mer. La mer, ça le connaît. Il est matelot, il porte un bonnet à pompon (le bachi), la jugulaire passée dessus, en travers, ligne blanche sur fond sombre, souligne l’axe de ses yeux : la tête très légèrement tournée. Les poings serrés (une bague à chaque main, mais pas au même doigt). Les ombres, le contraste du noir et blanc : sa bouche épaisse, très foncée, le reflet brillant sur la lèvre inférieure, un éclat — noir, blanc. Tout autour, le visage, la peau, une infinie douceur de gris.

Je n’arrive pas à lire le nom de son bateau, les lettres brodées sur le ruban du bachi. Je vois peut-être un BAR ou un RAR au milieu du front : ce doit être le segment central du mot. S’agit-il du Jean-Bart ? Je me renseigne. Le cuirassé Jean-Bart a servi en Méditerranée pendant la première guerre mondiale ; un cuirassé figure dans le décor (le contour prêt-à-l’emploi ajouté par le photographe) ; le portrait a été fait à Toulon (16, place d’Armes) par Alphonse Leenaerts pendant la décennie 1910 (près de sa marque de photographe, il indique : « médaille d’or, Aix-les-Bains 1909 »). Alors, ça collerait. Va pour le Jean-Bart. En tout cas, il n’est pas écrit Tapageuse, j’en suis certain. Tapageuse, comme sur le bonnet du matelot rencontré par Jean Cocteau à Toulon dans Le livre blanc.

A-t-il de la chance, mon marin de Toulon ? Le triangle blanc de la vareuse pointe vers le sternum : sous l’uniforme, sous le gros pull, la peau cachée (on peut la deviner, l’extrapoler en suivant la rondeur du cou, d’un gris tendre). C’est L. qui m’offre cette image pour mon anniversaire. Il me dit : « Ça change des livres. » Il se trompe : ça me replonge dans mes livres aussitôt. Mon marin absent, anonyme — mon fantôme de marin dans Les présents — ressurgit inévitablement. C’est un marin breton dans mon roman. Et ce marin de la photo est à Toulon. Mais, il pourrait être breton aussi : des tas de Bretons s’engagent dans la marine et font le tour du monde. Son bateau fait escale à Toulon, il se fait tirer le portrait pour l’envoyer au pays. À sa mère. Une photo pour qu’on ne l’oublie pas. Oh, mais il n’y a pas de danger : sa mère ne l’oublie pas. On n’oublie pas un beau fiston comme ça. Moi non plus, je ne l’oublie pas — mais je ne le connais pas ce gaillard. Alors… ça voudrait dire quoi, se souvenir d’un inconnu ?

« On prend trop l’habitude de se faire désirer soi-même pour se laisser prendre aux pièges des autres. Pourtant ce marin me sauve. Le souvenir de Jojo serait devenu insupportable (Jojo qui arpente, un sourire aux lèvres, les rues de Toulon). »
Et là, ces phrases qui précèdent, c’est Pierre Herbart dans Le rôdeur : le personnage a aimé Jojo, il aimera peut-être Jean. Le nouveau marin ne fait pas oublier le marin perdu. Il aime encore, différemment. Une nostalgie, une perte irrémédiable. Dans L’âge d’or, à propos d’un autre marin nommé Pétrole : « Je ne pouvais le contempler sans un incompréhensible déchirement, un sentiment de paradis perdu. Était-ce l’idée qu’il se flétrirait, ou que je le perdrais, que je cesserais de l’aimer ? Est-ce la brusque certitude que la beauté ne se possède pas, qu’aucune étreinte ne peut vous la livrer, qu’il faudrait la saisir autrement qu’en jouissant d’elle mais que les hommes ne disposent pas d’autre moyen d’entreprendre sa conquête ? » Hier, Rodolphe a publié mon article sur Zone critique : « Le paradis perdu de Pierre Herbart ». Aujourd’hui, observant mon matelot du Jean-Bart, je pense aux personnages du Rôdeur, bien sûr, mais aussi aux marins de Contre-Ordre, à Vassile et à Androuchka. La Révolution vient d’éclore, le capitaine hurle à l’équipage : « Matelots ! La Russie flambe ! » Et mon marin du Jean-Bart, lui aussi, stationnait dans la Mer Noire ces années-là : je le vois chanter L’Internationale et hisser le drapeau rouge sur le grand-mât pendant la mutinerie d’avril 1919, au large de Sébastopol. Je l’aime encore plus.

Est-ce que c’est grave, de posséder le portrait d’un inconnu, un cadeau qui ne m’était pas destiné ? Ce beau marin voulait qu’on l’aime — il ne voulait pas forcément que ce soit moi qui l’aime. Je décide que les morts appartiennent aux vivants, que j’ai le droit d’observer cette photo. Photo volée : regards lancés à la volée sur les vivants, dans la rue ou dans le métro : sorts d’amour jetés sur des inconnus qui ne m’ont rien demandé : je les admire quand même. Je m’en donne le droit. Aimer en secret, sans offense, sans intrusion (l’heureux élu n’en saura rien). Réciproquement, j’offre mon image — mon corps vu à distance (« on touche avec les yeux ») — à qui la voudra. Après ma mort, je ferai don de mon image au fantasme public, comme d’autres offrent leur corps à la science (les deux options n’étant pas exclusives l’une de l’autre) : les restants feront de mon legs ce qu’ils voudront. « Vouloir », dis-je — mais sait-on seulement ce que l’on veut ? Les fantômes font naître dans les têtes des idées que l’on ne commande pas, et dans les corps des fourmillements, des mouvements incontrôlés. Je n’y peux rien si ce marin me plait. Grâce lui soit rendue.