D’autres sont anxieux à ma place, tandis que je reste libre d’y penser quand je veux, avec légèreté. Ils me demandent des nouvelles de mon manuscrit. Est-ce que j’ai reçu des réponses ? Oui, bof, non, pas trop, mais ça va : je dis que presque personne ne l’a lu pour l’instant, qu’il vivra sa vie sans se presser. J’ai mis quatre ans à l’écrire : j’en prévoyais dix, je suis donc en avance. Ça viendra quand ce sera le bon moment. La bonne rencontre. J’ai écrit ce texte parce qu’il fallait que je l’écrive ainsi (et j’en reste persuadé). En attendant que ça devienne un livre, oh, je ne reste pas suspendu à une décision extérieure. J’inverse le sens du désir (du pouvoir ?) : plutôt que d’écrire pour répondre à un désir hypothétique d’autrui, j’ai suivi le mouvement de mon propre désir : « Je voulais écrire cette histoire, la voici. » Un désir non-adressé, un élan vers — vers quelque chose, vers tout à la fois — un élan qui m’emmène quelque part, qui m’interdit l’immobilité, qui m’empêche de rester à ne rien faire — qui m’épargne d’attendre. Roland Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux : « L’identité fatale de l’amoureux n’est rien d’autre que : je suis celui qui attend. » Deux pages plus tôt :
Dans le Prologue, seul acteur de la pièce (et pour cause), je constate, j’enregistre le retard de l’autre ; ce retard n’est encore qu’une entité mathématique, comptable (je regarde ma montre plusieurs fois) ; le Prologue finit sur un coup de tête : je décide de « me faire de la bile », je déclenche l’angoisse d’attente.
Aux autres qui s’enquièrent du devenir de mon manuscrit, je réponds que je suis très occupé, que je n’ai pas le loisir de me faire de la bile. Je leur délègue cette mission : l’angoisse d’attente. Si ça leur fait plaisir, qu’ils ne se gênent pas. Moi, mon été est bien rempli : j’écris d’autres trucs ; je voyage ; je vois mes amis ; il fait beau souvent ; d’autres fois, non ; mais les garçons sont beaux ; je lis des trucs super ; je parcours des lieux intéressants ; je suis amoureux ; comment voulez-vous que je m’inquiète. À d’autres époques, je suis frustré et mou, je sens le vide qui prend toute la place en-dedans de moi, la tristesse qui m’emplit, je m’angoisse pour l’état du monde, le fascisme galopant, la planète inhabitable, mais pourquoi les gens font-ils encore des enfants ? ça me fait flipper, que les gens fassent des enfants. J’ai assez de raisons d’aller mal, quand il faut aller mal. Alors, quand il s’agit d’écriture, laissez-moi du côté de la légèreté, de la liberté, de la joie.
Je me sens assez fort, en ce moment, pour partager. Peut-être ma lecture de L’art de la joie : non pas un manuel de développement personnel, mais le développement par Goliarda Sapienza de cette qualité précieuse que j’admire, depuis toujours, chez J.-E. — il serait le personnage de cette histoire. La joie, non pas comme une béatitude permanente (elle se conquiert et se travaille au jour le jour), non pas comme le refus des enjeux sérieux de notre monde (dans le livre, Modesta est activement engagée dans la lutte antifasciste), non pas comme une sorte de méthode Coué pour nier le malheur (« je vais bien, tout va bien »), mais comme une œuvre performative : je décide que cette joie m’habite, c’est un décret unilatéral, et je la partage avec les autres, si bien que les autres me la rendent, et voilà la boucle bouclée : je reçois : je prétendais être fort alors que je ne l’étais pas ; et à la fin, je le deviens ; on peut distribuer de l’amour ainsi, puis en recevoir. Cet amour-là, le miroir ne me le donne pas aussi bien. C’est naïf, mais en vérité ça marche. On décide d’avoir confiance en soi, bon, d’accord : alors on se persuade que notre présence sera agréable à l’autre (cet autre dont on désire la présence) : on postule la réciprocité du désir. On l’aborde donc. Et notre désir confirme le sien : on comprend que notre sourire lui fait du bien, parce qu’il sourit aussi. Alors, en retour, son sourire nous fait du bien. On a gagné. Je veux dire : on n’a pas gagné contre l’autre — on a gagné quelque chose qui vient s’ajouter à la somme de ce qui nous forme. On ressort plus riche. On grandit. On n’a pas seulement passé le temps, on ne s’est pas occupé, on n’a pas attendu. On a fait quelque chose, on a inventé une relation, on a créé une émotion ou une idée : c’est une œuvre performative, disais-je. Quand je pense ainsi, je ne m’ennuie jamais.
Ce garçon qui ne va pas bien, sa sensibilité me touche et m’intrigue, il m’intéresse, nous nous voyons de temps en temps et je le regarde grandir, je dis qu’il apprend « la règle du jeu » et souvent le jeu est difficile, les quelques heures que nous passons ensemble ne me coûtent rien, au contraire elles me font plaisir, mais avais-je imaginé qu’elles m’entraîneraient ici ? Je suis venu. Il m’a dit : « Je suis content que tu sois là, ça veut dire que je peux te faire confiance. » Il paraît que je lui fais du bien. En échange, moi, il me rend fier. Cette image de moi, le miroir ne sait pas la renvoyer.
J’ai commencé à écrire ce billet dans l’idée qu’il parlerait d’attente. Le concept d’attente. Et puis j’ai dérivé. Les doigts sur le clavier, le moulin dans la tête. Tant pis, c’est aussi bien. J’ai parlé de choses qui comptent.
L’attente : je voulais dire que je ne fais pas rien, en attendant que ce gros machin devienne un livre, un jour. Un autre livre sera publié l’année prochaine. J’écris mes petits fragments. Je prépare les recueils papier des textes parus ici, deux volumes pour une année, sur le même principe que les trois premiers. Je voulais dire, en somme : « Je n’attends pas. » C’était une pirouette pour annoncer la sortie du recueil Stand-by chez Antidata : douze nouvelles sur le thème de l’attente, par Olivier Boile, Benoit Camus, Guillaume Couty, Véronique Emmenegger, Amélie Hamad, Jean-Luc Manet, Gilles Marchand, Cécile Matt, Stéphane Monnot, Benjamin Planchon, Bertrand Redonnet et moi. La mienne s’intitule « Alix ne fait rien », car cette Alix la Burgotte a attendu quarante-deux ans dans son cachot volontaire, son reclusoir dit-on, une petite cellule de rien du tout accolée à l’église des Saint-Innocents proche du fameux cimetière homonyme (la photo ci-dessus est une vue dudit cimetière au musée Carnavalet : l’été dernier, W. m’a pris en flagrant délit de documentation pour ma nouvelle). Ça se passait entre les années 1424 et 1466. On trouve des traces d’elle dans des bouquins, et sur quelques sites. Je me suis demandé ce qu’elle pouvait bien fiche, Alix, enfermée là-dedans, et j’ai décidé qu’elle ne fichait rien.
Ma nouvelle (et les autres) est donc lisible dans ce recueil chic et chouette, joli graphisme et fabrication soignée, et son prix pourtant modique, grâce aux impeccables éditions Antidata avec qui j’ai eu la joie de travailler deux fois, déjà (les recueils Petit ailleurs et Ressacs) : en libraire, en ligne — enfin je ne vous fais pas un dessin, vous savez comment on achète un bouquin.
Laisser un commentaire