« Les écrivains ont toujours une écharpe et une tasse de café. » Il me dit ça, le môme, dans la cour de récré. Et le pire, c’est qu’il a raison : sorti de la salle des profs sans avoir fini mon café, je porte la tasse à la main. Et l’écharpe ! Rouge, en plus. Mais d’où sort-il ce cliché ? À onze ans en 2022, on connaît ces vieux stéréotypes ? Je me défends : « D’habitude, je ne porte pas d’écharpe, aujourd’hui c’est vraiment parce que j’ai été malade, je fais attention. » N’empêche. Je ressemble à une image d’Épinal. Pas trop poussiéreuse j’espère. Ç’aurait pu être pire : l’écrivain torturé qui écrit la nuit en picolant — et je me serais pointé au collège avec une gueule de bois, la chemise débraillée jusqu’au nombril. Je préfère encore le faux-bohème romantico-caféiné. Quel comble, pour moi qui ose me moquer des poètes à écharpe et chapeau, jeune con goguenard me vantant de ne pas ressembler à ceux que l’on nomme ainsi : ces vieux poètes de Saint-Sulpice, auteurs errants au Marché de la poésie, promenant leur mine inspirée entre les stands d’éditeurs ésotériques, livres minces, étiques, imprimés sur du papier très cher, plaquettes invendables et invendues, déception commerciale drapée dans un vague sentiment de supériorité, certitude que le génie triomphera dans les milieux autorisés. À côté d’eux, mes camarades et moi, on a l’air de punks (parce que les couvertures de nos livres sont en couleurs) et on se gausse bêtement. Serais-je engagé sur cette pente, à mon tour ? Si même un élève de sixième reconnaît ma posture… J’ai échappé de peu à la panoplie complète : hier, je portais aussi mon chapeau. Par chance, le gosse ne le saura pas. J’allais au musée avec J.-E., promenade en tête-à-tête parmi la foule, grande peinture et chuchotage, doux retricotage entre nous, joie d’un J.-E. joyeux, je savais que nous ne resterions pas longtemps exposés à la pluie, alors, plutôt que de m’encombrer d’un pépin (je préfère garder les mains libres), le chapeau m’a protégé. C’était un accessoire pratique, pas un déguisement de poète. Et l’écharpe, oh, je ne l’avais pas sortie du placard depuis des lustres, c’est un cadeau que m’a fait J.-E. il y a quinze ans, je ne la portais plus, remplacée par des foulards plus légers, car je prétends n’être pas frileux ; toutefois la fragilité de nos pauvres corps (du mien en particulier) m’a rattrapé et je me suis refroidi, enrhumé, enroué, j’ai quasi perdu ma voix, et je craignais pour l’atelier que j’animais ce matin : j’aurais eu l’air de quoi, muet, devant une classe de vingt-huit ? Alors, l’écharpe. En rentrant du musée, rue Saint-Antoine, J.-E. me dit : « Regarde qui est devant nous. » Je l’ai reconnu à son écharpe d’évêque, si longue qu’on s’y prendrait les pieds, la même que la dernière fois : un violet flashy, c’est Jack Lang en mode poète, lui aussi, en goguette. Ça me tracasse. Il faudra m’empêcher de devenir pareil, si jamais vous sentez que je dérape, que je glisse vers ça. Si ça se trouve, les poètes de Saint-Sulpice ne sont ni snobs, ni poussiéreux : ils trouvent seulement les chapeaux plus commodes que les parapluies et, comme moi, après qu’ils ont pris froid à cause d’une promenade sur les bords de la Maine au couchant, ils ont voulu parler plus fort que la musique le vendredi soir au Duplex, criant presque aux oreilles des copains, puis s’attardant déraisonnablement au fumoir pour y mener des conversations plus intimes, achevant de casser ce qu’il leur restait de voix.

J’ai entendu ces enfants (à onze ans, ils ne sont pas encore vexés qu’on les appelle « enfants ») prononcer avec leur voix des mots qui n’étaient pas les leurs. Des bribes de poèmes piochés dans des livres que j’aime, sur des blogs aussi, fragments volés à des auteurs que j’aime tout autant — admiration à distance pour ceux qui ne me connaissent pas, amitié réciproque pour quelques autres. C’était beau d’entendre ces jeunes voix déchiffrer les vers que j’avais choisis, reprendre à leur compte les mots assemblés par Aragon, Queneau, Vian, Roubaud ou Yourcenar, mais aussi par Guillaume, Cécile, Samuel, Henri, Rim, Philippe, Jérôme, Virginie, Luce : auteurs et autrices rencontré·es pour de vrai. À une fille curieuse, je dis :
« La moitié des vers que je vous ai donnés, ce sont mes amis qui les ont écrits.
— C’est vrai que Même Guillaume Marie c’est votre ami ? J’ai mon oncle qui s’appelle Guillaume Marie. »
Renseignement pris auprès de l’intéressé, Guillaume n’a pas de nièce au collège Jean-Moulin de Neuilly-Plaisance. Mais ses mots circulent, ils ont été avalés par une poignée d’élèves qui les ont bien mâchouillés, jusqu’à les incorporer à leur propre matière. C’est cela que j’espérais, et c’est beau quand ça marche : que les fragments étrangers (syntaxe inhabituelle, vocabulaire inconnu) soient digérés par ces petits corps d’onze ans, en lisant en écrivant. Pour chaque élève, une bribe reçue sert de point de départ : l’inconfort des mots d’un·e autre crée le déséquilibre qui oblige à amorcer un mouvement ; il faut enchaîner aussitôt pour retomber sur ses pattes ; écrire, avancer ; plus tard, quand le rythme de croisière est installé, intégrer à son poème la deuxième bribe. Quelquefois, on ne sait plus distinguer ce qui vient de soi et ce qui a été imposé par le jeu. Mais, quand nous parlons, savons-nous d’où viennent les phrases qu’on prononce ? Je pique à mes amis leurs tics de langage ; je répète dans mes textes les tournures lues chez les autres. Grosse machine à digérer, et tout ce qui provient des autres devient mien. Fin de séance, six ou sept mains se lèvent, les volontaires pour lire : petites voix fragiles, mais fières assez pour partager le texte qui vient à peine d’être écrit, c’est courageux. Puis, déjà la sonnerie, on range les affaires, je dis encore quelques mots, je remercie : petite voix fragile aussi, j’ai tenu deux heures mais je n’aurais pas continué plus loin, j’ai l’impression d’avoir quatorze ans, la voix qui déraille, soudainement aiguë parce que peinant à se frayer passage entre mes cordes enrouées, puis étrangement grave comme si j’étais un vieux poète à écharpe, déclamant les vers les plus solennels du monde, le monde est perdu mais la poésie sera notre salut, des décennies passées dans ma mansarde à picoler, à fumer toute la nuit, à boire un seau de café lorsque point l’aurore, à tousser fort devant les matins blêmes.
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