À l’emplacement de la rue des Batailles, après que toutes les maisons ont été rasées (celle où Jules a vécu, et puis l’usine Cail qui descendait jusqu’à la Seine), alors que la butte de Chaillot était toujours nue (esplanade vide où aucun des monuments envisagés n’a jamais été construit), au beau milieu des décombres du vieux faubourg, terrains vierges à bâtir, on a érigé un phare. Le même que sur la côte atlantique. La colline du Trocadéro, c’est cinquante-cinq mètres au-dessus de la mer (bien qu’elle soit lointaine, la mer) : on ajoute les douze mètres de cette tour bizarre, et ça fait soixante-sept : tout pareil que le phare de Cordouan dans l’océan, même hauteur, même portée que les ingénieurs pourront mesurer, toutes choses égales par ailleurs : sa lumière projetée sur la Seine noire, et le Champ de Mars désert, et la campagne aux portes de Paris : une mer terrestre aussi sombre que la vraie mer. Qu’on ait bâti cette éminence lumineuse en 1869 sur les ruines de la rue des Batailles, ça ne vous frappe pas ? Le phare est l’indice de la vie humaine sur les côtes dangereuses, après des kilomètres de mer inhabitée : « La vie des humains est allumée là-bas ! » Exactement l’année où Jules disparaît, et dans le lieu même où il a vécu, on allume un phare — non pas un cierge, mais un phare : à la place précise de son absence, une présence monumentale.
J’ai déjà écrit dans L’épaisseur du trait une histoire de phare (c’est même le titre d’un chapitre) : « Ivan était une de ces personnes. Son grand corps était un élément essentiel du paysage d’Alexandre. […] Ivan était un repère, une vigie, un phare : ces comparaisons-là, mises toutes ensemble, convenaient mieux à ce qu’on pressentait chez lui. » Une présence rassurante. Oh, comme j’écrivais bref à l’époque ! Cela est bien dit, en peu de mots. Je voudrais l’exprimer de nouveau, mais je risque d’emplir beaucoup de pages. Au lycée, mercredi matin, pendant l’atelier, j’ai rappelé aux élèves que la brièveté était une qualité : trop souvent ils se forcent à rallonger la sauce, jusqu’à la rendre insipide, car ils sont complexés d’avoir écrit peu. Non seulement il ne faut pas toujours augmenter le texte, mais il faut même souvent l’abréger. Je leur propose cette expérience : « Relisez-vous en sautant des mots, et si votre texte n’a pas souffert, c’est que ces mots ne servaient à rien, alors supprimez-les. » Et je fais quoi, moi, avec Rue des Batailles ? Un développement fleuve sur le phare de Chaillot, alors que dans L’épaisseur du trait le même chapitre tient en quelques paragraphes ? « Le même chapitre », non, j’exagère : pas exactement. De toute façon, j’ai le droit de me répéter, car personne n’a tout lu de moi ; et si une poignée d’archi-fidèles est capable de tout reconnaître, ils joueront à l’exégèse, aux échos dans l’œuvre complète. Ce phare de l’avenue d’Iéna, tout de même ! Il est immanquable, je ne pouvais pas ne pas. Hier, alors que je me documentais sur la rue des Martyrs où le petit Maurice est scolarisé, je suis tombé sur cette affiche du cirque Fernando, au coin du boulevard de Rochechouart, en face de son école. Affiche splendide ! et adorable animal, spectacle touchant sans doute. Un fugitif instant, j’ai cru que ce serait une bonne idée de caser dans mon récit une histoire de phoque qui fait du cheval. J’ai compris que je m’égarais. J’ai fermé mon ordinateur. Je me suis refait un café. J’ai regardé par la fenêtre si le joli voisin y était (ses rideaux étaient tirés). Si ça se trouve, j’ai fait une micro-sieste. Puis, je me suis remis à la tâche et j’ai pondu quelques lignes dans lesquelles aucun phoque n’apparaissait, ni à cheval, ni nulle part ailleurs. Le soir, j’ai montré l’affiche à J.-E. sur mon téléphone, alors que nous franchissions le grand portail des anciens abattoirs de chevaux ; sur une statue, « l’industrie chevaline reconnaissante » ; nous allions voir un spectacle d’une toute autre sorte, dans ce théâtre en forme de cirque planté au fond du parc Georges-Brassens. Il faisait nuit, bien sûr, on n’y voyait pas grand-chose. Tout le côté sud était fermé par une barre énorme, immeuble-rideau de dix étages peut-être, aucun horizon. Depuis notre parc obscur, J.-E. observe cette chose architecturale et me dit : « On croirait qu’il y a quelque chose derrière. » C’est l’optimisme légendaire de J.-E. : au lieu de dire que ce truc est moche, il pense déjà aux choses plus intéressantes qu’il y aurait de l’autre côté. Il dit : « Ce serait une de ces barres d’immeuble qu’on voit en front de mer. » Alors, sur le boulevard, ce serait la mer ?
Je reprends mon histoire de phare. Ce serait un rêve : Adrien est seul sur la butte, dans le noir. Une présence unique éclaire la nuit. Et quelle présence ! C’est ce phare. J’écris quelques lignes. Elles ne sont pas bonnes. J’arrête. Ça tombe bien, car J.-E. vient de m’écrire un texto : « Le déjeuner est bientôt prêt. » Alors nous déjeunons (il a préparé des œufs brouillés aux champignons, c’est excellent) et je lui explique mon problème : « Ce que j’ai écrit n’est pas terrible. » Je ne suis même pas contrarié. Je constate juste. Puis, je pense à un truc : aux mômes de Saint-Maur, mercredi, au lycée, je leur ai proposé d’autres astuces : « Vous avez d’abord écrit selon votre intuition, et maintenant relisez-vous, et essayez de changer quelques paramètres. » On a parlé du temps de narration, qu’ils avaient choisi sans y penser : soit le présent, soit le passé ; mais personne n’avait pensé au futur. Et pourquoi pas le mode conditionnel ? Je leur lis un bout des Présents que j’ai écrit comme ça. Puis, je les interroge sur le choix de la personne : la moitié de la classe a dit « je » par instinct, et l’autre « il » ou « elle ». Et pourquoi pas la deuxième personne ? Je leur lis une page d’Un homme qui dort et une de La modification. Une heure plus tard, je mesure mon petit effet : certains se sont emparés de ces outils — il faudrait dire : « de ces jouets » — pour tenter une variation. Il serait bon que je m’applique les mêmes méthodes, je crois. Je reprends mon histoire de phare. Puisque ce chapitre est un récit de rêve, je voudrais en modifier le ton, tenter un pas de côté. Si j’avais quinze ans et que j’étais élève à Saint-Maur-des-Fossés, je crois qu’un écrivain m’aurait dit, le mercredi matin : « Essaie la deuxième personne, adresse-toi à ton personnage. » Alors, Adrien devient tu et ça coule tout seul. J’écris : « Tu ne l’entends toujours pas, mais tu sais qu’il est là. » Présence rassurante. À la fin, ça fait six mille signes, je crois que c’est pas mal. Je ne me relis pas. J’écris plutôt ce billet pour le blog, à toute vitesse, parce qu’il est déjà tard et que je sors ce soir. Je viens d’allumer ma lumière et je vois que mon voisin, en face, a allumé la sienne. Petite loupiote dans la nuit, présence.