L’autre et le même

Il m’a donné rendez-vous aux Halles : il n’y a qu’avec lui que je me retrouve dans ce genre d’endroit. J’ai décidé d’être ouvert, d’être positif, de ne pas faire ma tête de con : de surmonter mon jugement (à l’emporte-pièce) à propos de cette Canopée. De la trouver intéressante. Et ça a marché : L. m’a fait visiter la bibliothèque et je l’ai trouvée très agréable, j’avoue – et pas seulement parce qu’il y faisait dix degrés de moins qu’à l’extérieur. J’ai découvert que, depuis cette chose architecturale, on a une vue assez chouette.

Alors qu’on remontait la rue Saint-Denis, L. me parle de quelqu’un, et de l’ami de ce quelqu’un. Il est question entre eux d’une amitié absolue, totale, exclusive. Il me dit : « c’est au point qu’on se dit, les voyant ensemble : qu’ils se marient, ce sera plus clair ». Je dis à L. que c’est un genre de relation qui m’intéresse vachement, qui me fascine même, que j’ai fantasmée souvent. Quand j’étais môme, je rêvais de ça : l’ami à-la-vie-à-la-mort. Cette amitié-là, elle ne se partage pas. Moi, je n’ai jamais été seul (sans ami), mais je n’ai jamais eu non plus cet ami unique : j’ai des amis, des vrais, mais ils sont tous différents. Il n’y en a pas un, parmi eux, qui serait mon unique, mon absolu. Dans Passerage des décombres, le narrateur et Titus ont exactement cette relation-là : ils sont tout l’un pour l’autre. Ils sont amis, frères jumeaux, ils seraient amants s’ils en avaient le temps. Le corps de l’un est le corps de l’autre (le grand autre désirable) et, à la fois, le même (l’alter, oui, mais l’alter ego, le soi-même, le miroir, celui dans lequel je me reconnais à coup sûr). J’ai tourné autour de ça, aussi, dans L’épaisseur du trait, ou l’ami idéal est décomposé en plusieurs personnages qui sont, chacun son tour, des reflets successifs d’Alexandre dans le miroir (le frère, le camarade, l’amant, l’ange gardien), entre la reconnaissance de sa propre identité et l’attirance du différent. Un désir mimétique. L’autre et le même.

Je dis à L. que, face à un tel fantasme d’absolu, j’ai du mal à comprendre, alors, ce qu’on appellerait : l’amour. Car, si l’amitié est tout ça à la fois, alors, cet ami-là, j’en ferai mon amant. Je lui dis aussi (comme si je ne m’en apercevais que maintenant), que je prétends « fantasmer » cette relation comme si je ne la connaissais pas, mais qu’en réalité je ne connais qu’elle, et intimement, parce qu’elle est la seule manière que je connais d’être amoureux, et que j’aime J.-E. ainsi depuis toujours. C’est seulement une question de mots. Si je décide d’appeler ce désir et cette confiance « l’autre et le même », eh bien, je peux décider aussi que les mots qui désignent le sentiment, quels qu’ils soient, quand bien même ils seraient d’autres mots, seraient toujours les mêmes. C’est moi qui le décide.

Plus tard, on est à la terrasse de ce café, sur la place de la République. Des jeunes gens très beaux, à demi nus, sont en pleine monstration de leurs talents de skateurs : les torses très jeunes sont luisants, parce que la météo dit qu’il fait trente-huit degrés à l’ombre (où L. et moi nous trouvons) et que, eux, ils sont au soleil. Ça me semble inhumain de faire des trucs pareils, déjà en temps normal, mais alors avec cette chaleur, vraiment. Ils font des allers-retours à la fontaine, parce qu’ils ne sont pas fous. Et L. me fait remarquer qu’il y en a un qui porte un t-shirt et qu’il est moins beau que les autres : « ce n’est pas un hasard », il dit.

L. me dit qu’il approche de la fin de son manuscrit, et je lui demande de quel nom il va le signer. Et cette question, d’un coup, alors que je ne m’y attendais pas, me replonge dans la question de tout à l’heure. Parce que L. utilise un pseudonyme. Et parce que cette conversation au sujet de l’amitié fantasmée ressemble à des conversations que j’ai eues avec T. et avec G., récemment. Et que T. et G. écrivent aussi sous pseudonyme. « L’autre et le même » : on revient donc au même point.

J’explique à L. que, lorsque j’ai évoqué T. puis G. sur ce blog, j’ai été embarrassé de ne pas utiliser leur nom au lieu de leur initiale, car j’aurais aimé glisser un lien pointant vers leurs propres écrits. Mais je n’ai pas su le faire, parce que, dans le cas de T., je m’intéresse autant à ce qu’il fait sous l’un de ses noms que sous l’autre. Et, dans le cas de G., je l’ai connu d’abord pour l’une de ses identités, puis sous l’autre. Alors, les nommer d’une seule manière serait réductrice, et écrire leurs deux noms serait une trahison : si eux ne veulent pas expliciter le lien entre leurs deux identités, ce n’est évidemment pas à moi de le faire. Je dis cela à L. qui, lui, signe sous un nom qui, par ailleurs, n’a aucune existence en dehors du livre : il n’a pas d’identité numérique correspondant à celle-ci. Et moi, je l’ai connu d’abord sous cet autre nom, avant de connaître celui que j’utilise maintenant. Je ne veux pas choisir, je ne veux pas les séparer : pour moi, L. est tout à la fois l’une et l’autre de ses identités : il est l’écrivain que j’aime lire, et l’homme avec qui je partage cette carafe d’eau tiède, sur la place de la République. Ces deux personnages sont différents, certes, mais pas tant que ça. Et je soupçonne le deuxième d’éprouver, pour le premier, une sorte d’attirance qu’il compense par une mise à distance, par précaution, contre la tentation de s’identifier absolument à lui. Une forme de désir, oui. De désir mimétique, donc, pour cet homme qui est en tout point semblable à lui, sauf le nom. Cet homme qui est à la fois l’autre et le même.

Alors, voilà, je n’écrirai pas qui est L., pour ces raisons-là. Et, aussi, parce que cet artifice est une manière de lui inventer une troisième identité, rien que pour moi – celle que je résume par cette initiale – et de lui faire dire des trucs qu’il n’a pas vraiment dits. Parce que ce L. n’est ni l’écrivain au pseudonyme, ni l’homme à la carafe d’eau : il est L., un personnage de ce billet. C’est tout.

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