Alors que personne ne nous le demande

On croirait qu’un thème « orange » a été décidé, et pourtant non. Ça s’est fait comme ça. Juline a préparé un velouté de potimarrons, un curry de butternuts et patates douces, un gâteau de pain d’épices à la crème d’oranges. Et nous, on a apporté des clémentines et des kumquats. Quand elle nous a demandé : « Vous préférez chez moi ou chez vous ? », J.-E. a répondu : « Chez toi, pour que tu ne rentres pas seule en pleine nuit. » Elle lui a fait remarquer que ce n’était pas la question qu’elle avait posée. En vérité, on aime surtout venir chez elle. C’est cela qui fallait dire d’abord. Commencer par : « J’ai envie », et voir ensuite ce qui est possible. La veille, au café, l’ami qui allait prendre son train n’en avait pas envie, lui. Il disait : « Déjà que d’habitude mes cousins me stressent, cette année c’est pire, ils ont loué une maison exprès pour le réveillon. » Et le soir, au bar, l’autre ami devait se farcir sa tante débarquée à Paris, celle qui vote à l’extrême-droite et lui demande s’il a une copine, alors que ça fait vingt ans que tout le monde sait qu’il aime les hommes. L’angoisse. Nous au moins, Juline, J.-E. et moi, savons qui nous manque, ce soir, et qui ne nous manque pas. Lui, il pense fort à sa grand-mère, je le connais par cœur. Moi, je ne pense pas beaucoup à ma mère. Je veux dire : pas plus que d’habitude. Ce soir n’est pas si spécial, car il arrive souvent que nous soyons réunis tous les trois, il n’y a pas de cérémonie ni de décorum, c’est une soirée chaleureuse et presque ordinaire, et tellement différente des réveillons avec notre mère que mon cerveau n’établit pas de connexion immédiate. Si nous voulions mimer Noël, son absence serait criante, mais comment mimer Noël alors que nous sommes adultes ? Avec elle, déjà, nous avions abandonné le sapin, réduit les cadeaux, voire quitté la maison (le voyage à Anvers, le voyage à Nantes). Rien de commun entre ces dîners révolus et celui de ce soir. Elle me manque, oui, mais pas à cause de Noël. Et les gens que l’on voyait à Noël autrefois ne font plus partie de ma vie : certains sont morts aussi, d’autres se sont éloignés en même temps que je m’éloignais. Ma mère avait une sœur que je ne connaissais pas ; une autre qui était très présente, puis qu’on n’a plus vue ; un frère qu’elle adorait et qui, j’ignore pourquoi, ne lui parlait plus pendant les dernières années. Le frère et la sœur de mon père, peut-être les fréquentions-nous quand mon père vivait encore, mais je l’ai oublié ; je me souviens d’eux après. Il y a peut-être des photos d’eux ensemble, mais rien dans ma mémoire. Ma sœur et moi, ça fait quasi trente-cinq ans que nous ne nous quittons pas.

Rentrant chez nous à travers Paris presque vide, la nuit, on se dit avec des mots la chose à laquelle on pensait en silence : que c’était beau de reformer notre petite bande — on pense à la soirée qui vient d’avoir lieu, mais aussi au dimanche précédent avec S. : les quatre réunis comme avant, parce que lui en avait eu l’idée et l’envie. Je dis : « Le soir où l’on était tous les quatre avec ma mère, le dernier soir, c’était comme une promesse » — et J.-E. répond : « Nous avons été ensemble chez mamie, aussi, c’était une famille » — plus tôt, Juline a prononcé le même mot. Qui est la sœur ou le frère de qui, dans ce puzzle ? J’ai conscience que ça sonne bizarre lorsque je dis de J.-E. qu’il est mon frère, parce qu’avec un frère on n’est pas censés dormir nus, blottis sous la couette comme des loirs, ni faire l’amour, mais nous le faisons parce que nous ne sommes pas de vrais frères : nous sommes des amoureux ; il arrive pourtant que des inconnus demandent si nous sommes frères, et nous sourions. Quand ils sont enfants, certains garçons qui aiment les garçons s’identifient aux princesses, puisqu’il faut bien trouver un modèle : ils rêvent alors du prince charmant ; mais les princes m’ennuyaient et je rêvais plutôt du meilleur ami ; dans le dessin animé j’étais Tom Sawyer et Huckleberry Finn, l’un ou l’autre indifféremment, ou les deux à la fois ; je désirais l’ami comme mon alter ego ; le duo originel était celui que je formerais avec un garçon qui m’aimerait, à la vie à la mort. J’ai essayé quelquefois de vivre cette fusion, j’avais un meilleur ami et des amis secondaires, j’espérais être moi aussi le meilleur ami de mon meilleur ami ; il y a eu O. à la maternelle, puis W. à partir du CP, puis M. en CM2, puis B. au collège ; sur les quatre, à ma connaissance, un seul était homosexuel, mais ça n’avait pas d’importance à l’âge que nous avions : je n’ai pas touché celui-ci plus que les autres. Mais avec J.-E., puisque nous sommes adultes, nous avons conscience de ce que nous faisons, de ce que nos voulons, nous pouvons être meilleurs amis, frères et amants, tout à la fois, inutile de choisir.

J.-E. parle de ses collègues qui s’exilent dans des appartements plus grands parce qu’ils croient que chaque enfant doit avoir sa chambre. Lui, il aimait les bavardages de sa sœur dans le noir : ça le berçait. Aujourd’hui c’est moi le moulin à paroles, et il doit m’interrompre d’un « bonne nuit » tendre, d’un bisou pour me faire taire. Je demande à Juline combien de temps nous avons passé dans la même chambre, et ma question prend une tournure bizarre : « On avait quel âge quand tu m’as quitté ? » Heureusement qu’il n’y a pas de psychanalyste dans l’assistance. J’avais dix ans, et elle douze, quand elle a migré dans la chambre d’à-côté (et notre mère dans le canapé du salon). J’étais drôlement malheureux au début. Il faudrait dire aux gens qui accueillent leur deuxième enfant : « Ne déménagez pas tout de suite, attendez encore dix ou douze ans. » Au-delà, bien entendu, c’est la découverte de plaisirs que seule l’intimité permet : je ne fais pas seulement allusion aux livres que j’apprenais à lire d’une seule main (car j’appartiens à la dernière génération d’adolescents qui n’avaient pas d’internet dans leur chambre), mais aussi d’afficher les images qui me plaisaient, d’écrire en paix, de ne rien foutre sans être jugé par quiconque. Souvenir pénible des après-midis où Juline gardait sa porte fermée alors qu’elle ne faisait rien de secret, mais juste pour m’emmerder. Au collège, au lycée, elle faisait semblant de m’ignorer, mais en vérité elle comprenait tout de moi, mieux que personne.

Nos premières années d’adultes, on ne se voyait qu’avec notre mère, on se s’appelait jamais ; puis on a entrevu la possibilité du court-circuit, s’adresser l’un à l’autre sans passer par elle ; d’abord dans des circonstances exceptionnelles, cette fête chez moi où elle était venue avec S. ; puis l’apprentissage du tête-à-tête dans des endroits bizarres, jamais dans nos vies quotidiennes ; je l’avais accueillie à Rome à la Stazione Ostiense, on avait mangé une pizza chez Remo, on s’était revus au Garbo le lendemain avec son ami et les miens ; l’année suivante je me souviens d’un dîner rue Bichat où je lui avais montré Les Bandits ; et surtout, le rituel de nos trajets dans le train pour Marly-le-Roi, cette année où il était temps de nouer des habitudes communes, des coups de fil, des messages, car bientôt notre mère ne ferait plus la navette entre nous. C’était un peu artificiel d’abord, oui, mais aussitôt qu’on a pris le pli ça s’est fait tout seul, et même : on ne pourrait plus s’en passer. C’était un peu artificiel d’abord, comme ces poses que nous faisait prendre le photographe scolaire (on sent le coup de brosse sur nos cheveux, jamais aussi apprêtés dans la vraie vie) : on devait mimer les frère et sœur idéaux, la famille aimante, c’était plus ou moins crédible, parfois surjoué et parfois non. Et un jour, voilà : on n’a plus besoin des artifices : alors que personne ne nous le demande plus, on s’aime quand même, et l’on se téléphone, et l’on mange des légumes oranges, le soir de Noël, sans l’avoir fait exprès.

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