Je prends un petit morceau et je le mâche longtemps

Chiara dit : « Ça me rend heureuse. » C’est un mot que j’utilise avec précaution, parcimonie, méfiance. Longtemps j’ai craint qu’il ne soit synonyme de « bien-être », dans le sens de « absence de souffrance » : une sorte d’anesthésie. Le coma artificiel où nous plonge le médecin avant d’ouvrir notre corps au bistouri. Cette apathie serait donc un avenir désirable ? Évidemment non. Je devais me tromper. Le bonheur, sinon, pouvait être cette sorte de béatitude, ce sourire permanent exhibé par les saints que la grâce a touché de ses doigts d’or : le masque qu’ils ne quitteront pas même au tombeau. L’exclusion automatique de toute autre émotion. L’interdiction de la nuance. Or, ce que je veux, moi, c’est « vivre plus fort ». Voici comment je formulais mon ambition. Je disais aussi : « le bonheur, je ne suis pas contre, je ne sais juste pas trop quoi faire de ce mot. » Mais Pierre, qui pense comme moi (en plus radical encore, car il dit qu’il veut tout ressentir à fond, les coups autant que les joies) revendique ce mot sans complexe. Il m’a écrit « bonheur » et, au même moment, dans un texte où il jouait un rôle, j’ai écrit « heureux ». Alors écoutons cet écho et admettons que ce que j’appelle « me sentir vivant » est un autre nom du bonheur. Apprivoisons ce mot. La Chiara que je citais en ouverture, c’est Chiara Mastroianni dans Marcello mio : les gens qui l’aiment s’inquiètent pour elle. Franchement, ça n’a pas l’air de tourner rond dans sa tête. Pourquoi s’habille-t-elle comme son père ? Est-ce un rituel morbide, un glissement vers la dépression ? Elle répond : « Ça me rend heureuse. » Nous la voyons pourtant troublée, inquiète, traversée de plaisir et de tristesse mêlés, sur la ligne de crête entre ses souvenirs et la fiction (proche de perdre pied, mais maintenue du bon côté par l’amour que lui portent les autres) : loin de l’euphorie béate, encore plus loin de la morne anesthésie des sentiments. Alors, soit. Admettons que cet assemblage d’émotions contradictoires (« vivre plus fort ») puisse se nommer « être heureuse ». Mieux encore : admettons que vivre avec nos morts soit une manière de bonheur.

J’aimais (si fort) que ma mère remarque une ressemblance entre moi et mon père — déjà lorsque j’étais enfant, mais davantage encore lorsque j’atteignais son âge à lui, celui où elle l’avait connu. Ma mère n’était pas Catherine Deneuve. Bien sûr, les parents de Chiara sont célébrissimes. Je crois que ça ne change pas grand-chose. Le film est très malin, car il nous montre l’entourage intime de Chiara : celles et ceux qui lui disent « Tu me fais penser à lui » ne sont pas les spectateurs, les cinéphiles, les groupies, mais les gens qui l’aiment au plus proche : son amoureux d’adolescence, son mari, sa mère, une poignée d’amis. L’enjeu du film n’est pas « le lourd héritage d’une fille de star » : c’est la vie de toutes celles et ceux qui savent qu’ils ont été aimés par leurs parents, et qui voudraient l’être encore. Mais alors, pourquoi avoir choisi cette famille fameuse plutôt qu’une autre ? Pour nous épargner la longue explication d’un contexte. Nous connaissons déjà leur passé (J.-E. et moi avons vu roucouler les jeunes Chiara et Melvil dans Trois vies et une seule mort avec le vieux Marcello en ange gardien), inutile donc de camper leurs personnages, allons droit au but, concentrons-nous sur le sujet du film : la cohabitation avec le père mort. Soudain, une nuit, une décision s’impose : il faut affronter son absence, c’est-à-dire sa présence. Pourquoi maintenant ? J’aurais pu parler italien comme lui, et porter ce chapeau et ces lunettes, n’importe quand. Mais c’est aujourd’hui que j’en éprouve le besoin impérieux : sentir que son corps et le mien pourraient coïncider. Tenter de sentir le monde à travers lui, par ses yeux, à hauteur de lui. Comment se déplaçait-il ? Comment le regardait-on ? Me glisser dans sa peau, à défaut de le sentir près de moi. Mais aussi : me coucher sur le parquet de l’appartement où nous avons vécu, à plat ventre, comme quand j’étais petite fille, et écouter à travers le plancher. Je me replace à l’endroit où j’étais autrefois, tu étais à côté de moi allongé mêmement, je me concentre fort pour entendre ce que nous entendions ensemble. Je reconstitue les fragments d’une situation (position de mon corps, attention vers le chant de la voisine du dessous) en espérant faire apparaître la pièce qui manque à mon agencement : toi. Dans cet appartement où nous avons vécu. Chiara demande à sa mère : « Est-ce que nous avons été heureux ici ? » Toujours ce mot de bonheur. Pourquoi revenir aujourd’hui dans le lieu de l’enfance ? Mille fois elle aurait pu le faire. Mille fois je suis passé devant l’immeuble où notre père a vécu quand il était vivant, c’est-à-dire jusqu’à mes neuf ans, jusqu’aux onze de Juline. Juline est montée au troisième étage, un jour. Elle a revu la porte. Pas moi. Il est plus facile pour Chiara de faire ce pèlerinage, car sa mère dit à l’interphone : « Bonjour, je suis Catherine Deneuve, j’ai habité chez vous autrefois avec ma fille et son père, est-ce que nous pourrions entrer ? » — plus facile matériellement, mais émotionnellement je ne pense pas. À Catherine Deneuve on ouvre volontiers sa porte (et on offre un café), tandis qu’à moi (qui ne réclamais pourtant pas de visiter l’appartement, mais seulement les parties communes) on a répondu : « Non. » J’étais l’étranger, l’indésirable. On ne révèle pas à n’importe qui le code secret de l’ascenseur (niveau de confidentialité égal à celui de la valise atomique), même s’il dit bonjour, s’il sourit, s’il vient en paix, s’il explique : « J’ai vécu ici quand j’étais enfant. » Je ne suis donc pas monté à l’étage. Peu importe. Je le ferai dans une semaine ou dans dix ans, quand l’urgence se fera sentir. Je n’ai pas ouvert les carnets. Je les lirai demain ou dans vingt ans, quand je céderai à leur appel : un jour je serai aspiré, entraîné dans le vortex. Je dis « les carnets » et vous savez de quels carnets je parle. Vous ne savez pas ? Juline et moi, nous savons. « Les carnets » agit comme un mot de passe. Une vague bizarre parcourt nos corps quand on y pense. Ils sont rangés depuis toujours dans une mallette de cuir clair, plus explosive que la valise nucléaire susdite. Juline les a lus. Elle dit, en substance, qu’elle s’introduit dans ses phrases à lui, qu’elle tend à revoir le film (celui de sa vie) par ses yeux à lui, depuis son corps à lui, depuis son corps qui n’est plus là. Je n’en dis pas davantage, car j’aurais peur de trahir ses sentiments. Ce sera à moi de faire ma propre expérience. Céder à l’attraction du vide, me laisser avaler par la spirale ? Ou peut-être, au contraire, l’avaler moi. Je veux dire : je commence à savoir comment je fonctionne, un peu, et il me semble que ma manière de connaître est plutôt alimentaire. Je prends un petit morceau et je le mâche longtemps. Une photo. Une lettre. Un bout d’archive. Ces boulettes de mémoire sont archi-nutritives. Je les mastique et les rumine, j’écris à leur sujet (je suis capable de faire un roman de trois cent mille signes à partir d’un visage aimé et de deux mots relevés sur un papier, voyez Les présents). Je les digère, c’est-à-dire que je les incorpore à ma propre matière. Ils deviennent moi-même. Ainsi, ils me font moins peur. Quelquefois j’ai écrit : « Les morts appartiennent aux vivants. » Il ne faut pas croire que cette formule est désinvolte. Je ne prétend pas qu’on a le droit de faire d’eux n’importe quoi. Au contraire. Je ne dis pas « appartenir » au sens de « j’en suis le propriétaire », car la propriété c’est le vol. Je dis « appartenir » au sens de « j’appartiens à une communauté » : « je fais partie de ». Théorie des ensembles. Il faudrait utiliser ici le signe d’appartenance mathématique, noté « ∈ », et écrire : « les morts ∈ les vivants ». Il me semble que Chiara, quand elle décide de fusionner avec son père, obéit à cette logique : Marcello ∈ Chiara, c’est-à-dire qu’elle l’a incorporé à sa substance. Il m’appartient : il fait partie de moi.

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