Une phrase toute faite. Quiconque s’est trouvé face à des élèves l’a prononcée. Mais normalement, elle n’est suivie d’aucun effet. À travers le remous (bavardages, chaises déplacées), je dis calmement : « Si ça ne vous intéresse pas, vous n’êtes pas obligés d’être ici. » J’insiste : « Je fais ce travail parce que j’aime ça, mais, si c’est une corvée pour vous, ça devient une corvée pour moi aussi. » Alors, comme un seul corps, plusieurs se lèvent. D’autres les regardent incrédules. Hésitent. Soudain se lèvent aussi. Et sortent. En une minute la classe se vide, ou presque : trois élèves restent assis. Je sens la chaleur dans ma tête, les battements plus perceptibles que d’habitude sous les côtes. Je dois être un peu rouge. J’ai pourtant parlé sans colère. Mais je sais que la situation est anormale. Avoir fichu dehors presque tous mes élèves, c’est ce qu’on appelle une crise. La conscience de ce contexte (« il ne faudrait pas faire ça ») m’empêche de jouir pleinement de la situation qui, pourtant, m’apparaît idéale : une poignée d’élèves motivés pour un atelier d’écriture sur-mesure : la garantie d’un plaisir partagé. Le rêve. Mais justement, c’est un rêve. Et, dans ce rêve, mon surmoi demeure. Ma bonne conscience répète : « Tu as échoué. » Si bien que le lendemain, une fois éveillé, je n’ai pas idée d’agir comme au profond de la nuit. Je persiste à m’adresser à tous les gamins présents, même aux plus casse-couilles — tiens, c’est drôle que j’écrive ce mot ici ; je ne l’utilise jamais : d’où me vient-il ? Pire : c’est principalement à celles et ceux-là que je m’adresse, tant ils et elles savent accaparer l’attention, tandis que les gentils attendent sagement dans l’ombre, vous le savez aussi bien que moi. Le petit diable répète : « Tu as échoué. » Hors du rêve cependant la fuite des élèves n’a pas lieu. L’échec, alors, est ce triste constat : cet atelier ressemble de plus en plus à un cours normal. Une routine s’est installée. Les gamins ne croient pas en ce que nous faisons, ils bâclent de pauvres récits sous la contrainte — ici, nulle « contrainte » féconde à la mode oulipienne, mais une banale coercition scolaire. Ils produisent du texte, certes médiocre, mais qui tient la route. Se contenter de ça ? Je préférerais ne pas. La semaine dernière, monsieur P. (le prof) m’a qualifié de « christique ». Ce n’était ni un compliment, ni une moquerie. C’était une réponse à mon attitude pendant la séance : alors qu’il décidait de ne plus répondre aux questions des relous (il fallait qu’ils écrivent en silence au moins quinze minutes, ce n’est pas demander la lune, non mais oh), j’acceptais quant à moi de me déplacer pour de brefs conciliabules à voix basse : rien ne justifiait qu’on n’eût pas compris pas mes consignes (limpides et rabâchées), mais je condescendais à les répéter en tête-à-tête et les yeux dans les yeux : dans cette modeste intimité de deux minutes, une relation s’établit, plus sûrement qu’en lançant à travers la classe des mots que personne n’essaie d’attraper au vol, et qui retombent, non pas en virevoltant comme la feuille morte, mais en s’écrasant mollement dans une onomatopée dégoûtante. Trois ou quatre entrevues, donc, avec les trois ou quatre qui ont envie de faire quelque chose plutôt que rien. C’est là que monsieur P. m’a vu marcher sur l’eau et multiplier les pains. Mais il se trompe : le sacrifice et moi, ça fait deux. Au contraire, c’est moi-même que je sauve. Je me console. Si un seul môme a eu envie d’écrire une ligne, alors je ne me suis pas levé pour rien — je ne me suis pas tapé le RER B pour rien — je ne vais pas rentrer chez moi totalement désespéré.
Le matin, depuis le boulevard Robert-Ballanger, je vois la mâchoire pincer le haut du mur. Elle pivote, et crac : un pan de béton se détache comme le coin d’un biscuit entre mes dents. Puis la mâchoire se desserre et laisse tomber l’inutile débris — plus grand que moi, ce déchet de béton. J’approche du spectacle, car c’est ma route vers le lycée. Et je reste, car je suis en avance pour mon atelier. La pelleteuse commence de grignoter l’étage. Bientôt, plus de mur. Alors elle se met à taper sur le plancher, comme le poing fermé sur une table : coups réguliers d’une petite colère raisonnable. Cinq, six, sept, huit, et le poing s’enfonce : le trou est fait. Il n’y a plus qu’à. J’assiste à l’opération depuis dix minutes à peine et, déjà, le bâtiment n’a plus de forme. Enfin si : une forme de quelque chose, mais plus d’un bâtiment. C’était bâti, maintenant c’est détruit. Je repasse à 17 heures devant la ruine béante. La machine arrêtée, même pas fatiguée. J’envoie ces deux photos à Pierre, l’archéologue sauvage pêcheur de béton : « Ce qui est resté d’un garage… » — pastichant le titre de Genet déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes. Et lui : « Tu as vécu une histoire comme ça toi aussi. » Mince alors. Je n’y pensais même pas. Dans Terminus provisoire, en effet, c’était un garage, comme ici : une concession Toyota démolie sur l’autel de la densification urbaine. Il m’a lu avec attention. En voilà au moins un qui suit ! Plus tôt cet après-midi, j’allais lire à la classe un extrait de Vango — un chouette roman pour ados, une référence sympa et facile à comprendre — et une fille m’interrompt depuis le fond de la classe : « Vous l’avez déjà lu celui-là. » Mais pour qui se prend-elle ? Je n’ai même pas encore annoncé le titre. « J’ai vu votre feuille, vous avez déjà lu un texte qui ressemblait à ça. » Elle se fout de ma gueule ou bien ? Je réponds : « Tu as raison, la semaine dernière je vous ai apporté un texte imprimé en noir sur fond blanc, comme celui-ci, mais, tu verras, ça risque de t’arriver encore souvent de tomber sur un texte imprimé en noir sur du blanc. » Ricanements idiots. Je n’aurais pas dû ? Tant pis. Monsieur P. réclame le silence. Mines blasées des trois mignons qui avaient l’intention d’écouter. Enfin je commence ma lecture : un exemple de « description dynamique » comme je leur demande d’en écrire : une exploration du décor à l’échelle du personnage, depuis son point de vue, afin que la description ne soit pas un arrêt sur image, mais serve l’économie du récit. Ce n’est franchement pas sorcier. Vous pouvez y arriver, ne faites pas semblant d’être idiots, il suffit d’y croire un peu.
Dans Trois vies et une seule mort de Raúl Ruiz, découvert dimanche avec J.-E., les déplacements entre les décors ne sont pas cohérents. Comme souvent au cinéma, des effets de montage. L’auteur ne les masque pas. Quand il fait dire à un personnage « 38 bis, rue de Maastricht dans le 11ᵉ », il affirme cette irréalité, car quiconque peut vérifier l’adresse et s’apercevoir qu’elle n’existe pas. Il dit aussi : « café Le Morvan sur la place de la Nation », alors qu’on voit à travers la vitre le fronton du Théâtre Montparnasse. Nous sommes dans l’espace du rêve. La première partie du film (la première des trois vies) est la plus onirique : un appartement change de dimensions à vue d’œil. Si quelqu’un a l’idée d’adapter L’épaisseur du trait au cinéma, qu’il regarde ce film : ça lui donnera des idées. Vingt ans s’écoulent dans cet espace hors du temps, où des fées en forme de poussins habitent sous l’évier, à l’emplacement préféré des cafards. C’est une variation sur Wakefield, la nouvelle d’Hawthorne : Marcello vit ici une existence parallèle. Les deux autres histoires sont aussi des récits doubles, de sorte que les « trois vies » sont plutôt six — et les trois histoires, une seule, car elles ne sont pas aussi parallèles qu’on le croit d’abord : elles se touchent et s’interpénètrent. Les pièces du puzzle s’assemblent. Soudain, une connexion devient limpide, une autre demeure obscure. Et j’aime les deux à égalité. C’est à ce jeu que je voudrais initier mes élèves. Oh, avec un peu moins d’ambition, car nous manquons de temps (je n’ai pas dit : de génie). Nous ne nous aventurerons pas dans les tiroirs à double-fond, les intrications quantiques. Alors, pour le groupe de Villepinte, pas de dentelle narrative, mais un patchwork : nous coudrons tous les récits à la queue-leu-leu en mode marabout-bout-d’ficelle. Pour le groupe d’Épinay, nous oserons l’arbre décisionnel, un Livre dont vous êtes le héros binaire, en mode Smoking / No Smoking. Quand j’élabore le truc tout seul dans ma chambre, ça m’excite par anticipation : dans mes rêves, mon système produit des merveilles. Et dans la classe ? Oh, eh bien, je vous raconterai.
(je découvre, et je me demande, ce sont des lycéens ? parce que si c’est le cas, peut-être qu’il ne faudrait pas trop prendre à coeur, on arrive avec un but, une idée, une trajectoire ou une situation accueillante, mais eux sont un public contraint, et entre les affres de leur âge, les devoirs stressants, les petites humiliations ou violences quotidiennes et parfois même venues des proches, et en plus de ça le mois de janvier qui est le dégré Sahara surbouillant de la fatigue) (je sais qu’il faut se protéger dans ces cas-là, on a vite fait de se penser inutile, donc bon à rien, donc zéro, le cerveau ne fait pas de cadeau quand on se juge) (tout ça pour dire que je compatis, c’est dur tout ça) (courage, y’aura des jours bleus, et des rideaux qui s’ouvrent d’un coup -)))
(pardon si mon message est un peu « familier »)
Oui, ce sont des lycéens ! j’ai quatre classes de seconde dans ce lycée « pas évident » ; et une autre dans un lycée du même acabit, mais où le dispositif semble plus favorable (séances plus longues, qui semblent plus exceptionnelles dans leur emploi du temps, et échappent donc à la routine) ; et une encore dans un autre lycée, mais là-bas le contexte est tout différent (lycée bourgeois, profil « bons élèves », les enjeux ne sont pas les mêmes).
J’ai rougis avec toi, avant de lire que c’était un rêve… ça n’empêche que c’est dur, compassion.