On descend l’avenue Gambetta à visage découvert. Il est trois heures du matin, on a pas mal picolé, l’avenue est déserte. On ne craint pas de projeter nos fluides et notre haleine sur des inconnus : il n’y a personne. Il ne fait même pas froid, on avale de grandes bouffées d’air. C’est un moment rare.
Ce weekend, j’avais prévu de traîner au salon de la revue (annulé), puis de retrouver les camarades de Papier Machine pour une lecture à la librairie (annulée). Vendredi, j’ai appris l’annulation du Marché de la poésie qui devait avoir lieu dans quinze jours. Je m’accrochais encore à cet espoir : il serait épargné, parce que c’est un marché de plein air. « Les grands magasins et les centres commerciaux fonctionnent, alors pourquoi nous interdirait-on de vendre des livres en plein air ? Les théâtres et les cinémas fonctionnent : pourquoi nous interdirait-on de lire nos textes en plein air ? » J’ai été naïf. C’est un sale coup qu’on nous fait encore. À nouveau, s’abattent sur moi la tristesse et la colère. Un étau se resserre d’un cran sur ma poitrine. À défaut de le faire éclater (je ne sais pas faire ça), l’envie de disparaître pour échapper à son emprise.
Le soir d’après, on boit aussi (mais moins). À une heure du matin, Charenton vaut Gambetta à trois heures. Le trajet est plus long : c’est une traversée des quartiers que j’aime et que j’ai de la peine à reconnaître ces temps-ci, en plein jour. Car c’est encore une nuit : un moment de liberté, l’air qu’on respire, l’haleine en forme de nuage devant la bouche.
Dimanche, dans les mêmes rues : le soleil. On marche, car c’est ça qu’on aime faire, même dans ces conditions. Mais un café, on aimerait bien (se poser, retirer ce truc). On réfléchit à où. Soudain, J.-E. dit : « Peut-être au jardin de Reuilly ? » Oh oui, j’aimerais bien le jardin de Reuilly. Mais la buvette, en cette saison, tu crois vraiment ? Moi, je n’y crois pas. Je ne crois plus en rien. Je me laisse faire tout de même, et on y va.
Oh ! La buvette est ouverte et J.-E. choisit une table au soleil. Je vais chercher les cafés. Je m’installe à mon tour, je retire mon truc, et J.-E. me prend en photo. La photo est bien, je me demande si je la publierai. Quel sens ça aurait, cette exhibition. Le plus souvent, quand je fais ça, ça veut seulement dire : « J’ai envie qu’on m’aime. » Et pourquoi pas ? Voilà. Je me sens bien, il y a cette douce chaleur, cet automne sur la peau. Je dis : « Il nous reste au moins le jardin de Reuilly. » Est-ce que ça change la vie ? Est-ce que ça résout les aberrations du monde alentour ? Non. Ça ne change rien du tout. Mais, pendant une demi-heure, on met tout ça en pause. Ce n’est pas le médicament miracle, ni le Grand Soir : c’est juste le jardin de Reuilly. Ce sentiment de paix. C’est comparable à (je ne dis pas que c’est équivalent, mais seulement qu’on peut les comparer, les mots sont important), c’est comparable à l’abandon enfin possible, le soir, lorsque couché je sens le bras de J.-E. sur moi : « Il ne peut rien nous arriver. » Je sais que ce n’est pas vrai, mais j’y crois quand même : le temps de quelques heures, il ne nous arrive rien. Le temps est suspendu. Et le lendemain matin, j’allume la radio : le monde a continué de courir.
Chacun devrait trouver son jardin de Reuilly pour s’isoler de ce monde qui part en vrille
Oh oui ! Et toi, Hervé, quel est ton jardin de Reuilly ? (le mardi, c’est question psy)
Il y a une forêt derrière chez les parents, avec un point culminant où on a une vue sur la Seine et la ville Mantes. On voit la ville mais on ne l’entend pas…
Le lieu s’appelle l’ermitage de St Sauveur… ça ne s’invente pas