Je ne reconnais pas le restaurant Voyenne. Sur quel côté de la place Voltaire se trouve-t-il ? Je le cherche dans mon annuaire téléphonique de 1930 : il n’existe plus (la photo, elle, date de 1918). Je connais un bâtiment un peu semblable au coin de l’avenue Parmentier (le rez-de-chaussée surélevé, les garde-corps en pierre). Je vérifie sur Google Street View : oui, c’est cet immeuble-là. Mais il a changé. Je comprends qu’on lui a ajouté trois étages, pendant le siècle écoulé. Surtout, la petite dépendance à sa droite, par laquelle on entre au restaurant (la charmante marquise) : elle a disparu. La rue Camille-Desmoulins est passée en travers (mais légèrement de biais, pour contourner et préserver la partie noble de l’édifice). Bon. Maintenant, il faut que je vous dise : la plus grande différence entre ces deux images, ce n’est pas ça. Sur l’autochrome de la collection Albert-Kahn, un cheval patiente, attelé à sa voiture ; sur Street View, un mec déboule, torse nu, en trottinette électrique de location.
J’ai vu certaines de ces photos en vrai, dimanche, à la Cité de l’architecture. J’ai été frappé par leur précision et leur beauté. J’ai été saisi, à nouveau, par les fantômes. Cette famille de prolétaires posant au milieu de la cour du Dragon : les enfants les plus jeunes sont les plus remuants : ils sont flous. Le chien au premier plan : pareil. Et ces gosses, regardant les programmes du Grand Cinéma Plaisir : ils s’agitent, ils n’impressionnent presque pas la plaque de verre. Ils disparaissent. À la place de ce cinéma aujourd’hui, dans ma rue, c’est un immeuble un peu moche avec une banque. Je vais voir Google Street View : des gosses au premier plan, comme en 1918. Mais ils ne se pressent pas pour entrer au cinéma, puisqu’il a disparu (excités par le spectacle promis : cette agitation qui rend flou) ; ils suivent plutôt le passage de la voiture Google équipée de capteurs. Ils la regardent, elle les regarde. Le robot capture l’un des enfants dans sa poussette, fasciné : son visage figé que l’algorithme a rendu flou.
Et puis, d’un coup, cette image immense sur le mur noir : le Triomphe de la République enseveli sous des sacs de sable. Protégé des bombardements allemands (on est toujours en 1918). Même engloutis, je reconnais les lieux : à l’entrée de l’avenue du Bel-Air, l’immeuble à clocheton n’a pas changé. Mais le monument ! Je savais qu’il avait été caché ainsi, car j’avais vu des images de ce coffrage, de cette gangue (s’il n’y avait pas la guerre, ce serait un emballage aussi pacifique que ceux de Christo), mais le cadrage de cette photo me frappe. Le monstre marin, au premier plan. À défaut de montrer l’œuvre elle-même, escamotée par les circonstances, la photo met en valeur ce détail périphérique. Ces crocodiles bizarres sont les seules choses qu’on voit. Ils n’étaient pas dans l’œuvre originale de Dalou. Quelque temps plus tard, ils ont été fondus par les occupants allemands. Ils n’ont fait que passer. Ce bassin, ce miroir d’eau : disparu aussi dans les travaux du RER.
Je traîne cette histoire de Dalou depuis trop longtemps. J’ai commencé à écrire des bribes… La dernière fois, c’était au printemps. J’ai réécrit le début. J’ai renoncé à la narration à la troisième personne : maintenant, c’est le personnage qui parle. C’est le gosse qui raconte comment ça s’est passé, puis qui invente la suite. On lui demande où est « le Dalou » : il répond avec ses mots. Quand je dis « le gosse », en réalité je lui donne quinze ans, peut-être seize. Dans la version d’avant, le personnage était un adulte. Ça ne collait pas. Je patinais. Quinze, seize ans : je fréquentais la place de la Nation quand j’étais plus jeune, puis, de nouveau, lorsque j’étais plus vieux. Quand j’étais petit, puis grand. Mais pas à l’adolescence. Il y a un trou dans notre relation, entre la place et moi. La statue de Dalou, escamotée à mon regard pendant quelques années, ensevelie sous les sacs de sable. Elle était là avant moi, elle sera là après. Moi, je ne fais que passer : comme les crocodiles bizarres s’ébattant sur le bassin. C’est embrouillé, tout ça. Il faudrait que je me remette au Dalou pour y voir plus clair.