J’ai failli écrire : « ambiance pompes funèbres », mais en général les magasins de deuil sont décorés de couleurs pastels et de motifs mièvres, un kitsch sobre et consensuel, certes pas trop gai, mais surtout pas plombant. Tandis qu’ici, c’est plutôt le genre lugubre : une porte métallique gris foncé, parfaitement rectangulaire. Le style agence immobilière. Pour avoir l’air chic, soyons tristes. L’aridité comme gage de sérieux. Ils ont bazardé la porte à petits carreaux, qui datait sans doute des origines de l’immeuble, peinte en jaune-beige (à motif ligné imitant les veines du bois, intéressant paradoxe quand on sait que le support originel, sous la peinture, c’est du vrai bois) pour la remplacer par cette pseudo-modernité carcérale. Dans les publicités de luxe, les mannequins sont très maigres et ils font la gueule ; dans les réclames cheap, les gens sont tout aussi beaux, mais ils rayonnent de santé. Laissons le sourire au peuple ! Les pauvres n’ont que leur bonne humeur pour se consoler. Quelle insouciance ! Du papier à fleurs, des chansons ? mais vous n’y pensez pas ? Nous autres bourgeois n’avons pas le temps de rigoler, écrasés par le poids de nos privilèges : si vous croyez que c’est amusant d’administrer un patrimoine. Je connais des gens très soucieux, inquiets d’être assis sur un tas d’or : dix mille euros le mètre carré. Alors, tant pis pour l’esthétique : on balance sur le trottoir la porte d’antan. Oh, elle était charmante, mais sa joliesse ne nous protègera pas des invasions barbares. Notre priorité : la sécurité.
« Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », dit le poète. Il y a deux catégories d’usagers de ladite porte : ceux qui trouvent qu’elle est trop ouverte, ceux qui trouvent qu’elle est trop fermée. Dans ma chambre, neuf mètres carrés au sol : la douche, le lavabo et la bibliothèque prennent une place déjà considérable ; alors, quand on déploie le lit sur cent-soixante de large, toute la surface est occupée. Toute ? Non, un dégagement de quatre-vingts sur quatre-vingt résiste encore et toujours : c’est l’ouverture de la porte, au cas où il faudrait s’échapper en pleine nuit. Dans l’autre chambre, celle où je dors avec J.-E., nous avons une voisine qui possède une corde et des gants, et qui a appris à faire des nœuds : elle saurait descendre en rappel depuis la fenêtre en cas de besoin. Voilà de quel côté je me trouve. De l’autre, il y a les gens qui se barricadent : l’obsession de l’intrusion. C’est la seule raison d’être de cette nouvelle porte hi-tech. Plutôt que de changer les fenêtres-passoires de l’escalier (les économies d’énergie), on décide de foutre en l’air une porte encore vaillante, fabriquée avec des arbres d’Île-de-France abattus au XIXᵉ siècle, et de la remplacer par une lourde en acier, fondue dans je ne sais quelle contrée, assortie de centaines de mètres de câbles, reliés à des dizaines d’interphones à écrans, alimentés électriquement, assemblés en Chine avec des métaux rares extraits d’un sol-sol africain. La sobriété énergétique, visiblement, on n’y est pas encore prêts. J’ai demandé : « Pour ouvrir cette porte, il y aura aussi un code, hein ? et pas seulement le badge ? » On m’a répondu : « Un code ? Pour qu’il soit donné à n’importe qui ? Il y aura le badge, et seulement le badge. » Alors j’ai pesté. Parce que moi, j’accueille des gens dans ma chambre. Je leur donne le code et je leur dis : « Venez quand vous voulez, la clé attend sous le paillasson » — une clé plate à cinq balles dupliquée par le cordonnier au coin de la rue. Ces derniers mois : Gaétan, Baptiste, Antoine, Guillaume ont trouvé cette clé en mon absence. Pascale autrefois, souvent. Avec cette putain de porte à badge, fini la débrouille. Je demande : « Et comment fera-t-on, pour les personnes qui doivent venir chez nous ? » Le gars de la copropriété m’écrit (je cite) : « J’espère que les personnes qui ont l’habitude de venir chez vous sont toujours les mêmes et qu’elles ne sont pas trop nombreuses. » La Grande Peur ! La double peur, même : peur du nombre et de la diversité. La clé sous le paillasson, c’est l’appel d’air, le déferlement — je n’ose dire le grand remplacement. Mais moi, à ces braves gens, est-ce que je leur demande si leurs petits-enfants qu’ils reçoivent pour le goûter ne sont « pas trop nombreux » ? Et si leurs amis sont « toujours les mêmes » parce qu’ils sont incapables de s’en faire des nouveaux ? Moi, je reçois quarante inconnus à la fois dans ma chambrette pour des orgies thématiques : nous jouons à la surpopulation, dans un Tetris organique où les corps s’emboîtent de mille manières, une combinatoire moite et haletante dans vingt mètres cubes. Un boucan monstrueux : le voisinage me hait pour ça, la police ne se déplace même plus.
Quand j’étais puceau, j’ai donné mon sang. Puis, je n’ai plus eu le droit de le faire : j’étais devenu pédé pratiquant. Depuis quelque temps, la discrimination est levée. Les autorités médicales ont estimé que le risque n’était pas avéré, et qu’on ne devait plus juger les mœurs des généreux donateurs. Cependant, quand vous répondez au questionnaire sur le site de l’établissement à qui vous proposez d’offrir votre sang, on vous demande : « Avez-vous eu plus d’un·e partenaire sexuel·le au cours des quatre derniers mois ? » (c’est moi qui ajoute le point médian inclusif). La réponse positive est éliminatoire. Alors, les médecins, mhmm ? Il paraît que la réprobation morale n’a plus cours ? J’en connais, moi, des gens qui font l’amour avec une seule personne et qui avouent : « Si jamais je vais voir ailleurs, je ne le lui dirai jamais » — ceux-là, qui vivent dans le mensonge, savent-ils quels risques l’autre a pris dans leur dos ? Le tabou est l’ennemi de la santé publique. Quant aux joyeux lurons décomplexés, qui ont deux ou trois (ou mille) amants, qui sont vaccinés contre toutes les saloperies vaccinables, qui prennent la PrEP et se font dépister tous les quatre matins : ceux-là sont les êtres les plus sains sur terre, peut-être même : des saints, empêchés de répandre leurs bienfaits sur notre pauvre monde. Leurs vaillants globules ne circulent que dans leurs propres veines, c’est bien dommage, pendant que d’autres corps réclament du sang frais : leur corps est un cadeau dont la bien-pensance nous prive. Et on les frustre pourquoi, ces héros ignorés ? Demandons son avis au monsieur de la copropriété : « J’espère que les personnes qui ont l’habitude de faire l’amour avec vous sont toujours les mêmes et qu’elles ne sont pas trop nombreuses. » Je mettrai cette citation en exergue de mon chantier d’écriture sur l’hospitalité — si celui-ci devient un livre. « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », dit le poète. J’aimerais entrebâiller la mienne. La laisser entre-deux, dans l’incertain, dans la possibilité d’un geste, dans le potentiel — dans l’ouvert, au sens d’une ouverture vers des développements imprévus, vers l’improvisation. Le flou, la demi-teinte. L’indécision qui attirera les curieux, ceux à qui je veux dire « bienvenue » ; la même incertitude qui paraîtra louche aux fâcheux, qui rentreront se terrer dans leur forteresse et nous foutront la paix.
Ces petites défaites collectives, lourdes symboliquement, qui contribuent à rendre le moins plus laid, moins convivial. Ces pauvres portes en bois dégondées et jetées aux encombrants font peine. Comme maigre palliatif, je ne peux que te conseiller d’acheter des badges vierges, de les dupliquer avec l’application Androïd « Mifare Classic Tool » (si jamais cela est possible au regard du niveau de sécurité du système Vigik installé), puis de les offrir à tes amis.