« Justement, tout est dans la manière de dire. Sur les passages que j’ai soulignés, ça fait un peu pantomime : Attention le méchant arrive ! Alors qu’à d’autres moments c’est bien moins gênant. » Il y aura des ajustements à faire, je sais que c’est une des principales difficultés avec ce texte : sa multitude de personnages. Quand j’en fais apparaître un nouveau, je veux qu’on comprenne instantanément si celui-ci est central (qu’il faut retenir son nom) ou s’il n’est qu’un motif (comme la description d’un décor, certes utile dans l’économie du texte, mais dont il n’est pas question de mémoriser chaque détail). Pour marquer l’importance d’untel lorsqu’il déboule dans le récit, j’use de ficelles — un peu grossières, me dit S., et il a peut-être raison. Alors je gomme les formules excessives. Je garde la plupart des autres. Ces réglages auront lieu plus tard, avec l’éditeur — quand j’aurai trouvé un éditeur. Avant de savoir qui le publiera, je ne veux pas polir davantage mon manuscrit. Il est temps de le faire lire. Trois ans de travail, presque quatre, et peut-être mon sort sera-t-il réglé en quelques semaines. Bien sûr, si je galère, ça pourra durer des mois ou des années avant d’obtenir un « oui ». Mais, parfois, tout est très facile. Ça arrive. On envoie le truc, et dans la foulée quelqu’un répond : « Je le veux. » Tant qu’on ne se place pas en situation d’être choisi, on ne peut pas savoir. Et soudain, on sort de chez soi, on se montre, on dit : « J’ai envie. » Personne ne répond. C’est affreux. Ou bien, quelqu’un s’approche et dit : « Moi aussi. » C’est aussi compliqué que ça. Pas moins facile.
Dans le train, je lis Laura, le premier livre de Laurent paru il y a plus de vingt ans. Il est composé de trois parties : « Laura » au début, un autre récit à la fin, et au milieu le journal de Laurent qui raconte ce qui se passe après l’écriture de Laura : l’attente ; la suspension au désir de l’autre. Il s’est exposé à ce désir. Et l’éditeur a dit oui. Il a laissé un message sur son répondeur. Laurent rappelle. Messages déposés, pas de dialogue direct, frustration du décalage. Puis, l’absence. Le manque. On voudrait que l’autre dise chaque jour : « Je te confirme que le livre existera. » Mais, si la promesse a déjà été formulée, pourquoi la réitérer ? La confiance. C’est un mois de silence. Deux mois. Se rappeler au bon souvenir de l’autre ? À quoi bon forcer le désir quand il est éteint ? Je raconte à S. les affres de l’ami ghosté par son éditeur (des histoires comme ça, il y en a des tas, mais la sienne est gratinée : on n’imagine pas que ça puisse encore se produire à une étape si avancée de la promesse, contrat signé, à-valoir versé). Je lui dis que j’ai la chance d’être bien tombé, d’avoir confiance en celle et ceux avec qui j’ai travaillé. Dans Laura : cette pulsion de Laurent qui veut prendre un train, un avion, n’importe quoi, pour rencontrer l’éditeur en vrai plutôt qu’au téléphone. L’éditeur qui dit qu’une distance est nécessaire entre eux — géographique, mais pas que : il ne veut pas être son ami. Il ne le dit pas exactement ainsi. Mais je le sens. L’éditeur est écrivain aussi, ils ont le même âge, et la collection « Le Rayon Gay » se veut communautaire, comme son nom l’indique : ils ont mille points communs, ils pourraient être amis ou amants, alors pourquoi s’imposer une distance ? pourquoi freiner ? Je voudrais être ami avec chaque personne qui me lit. Je ne parle pas de rapports passionnés : je laisse les orages à d’autres que moi ; je rêve de relations douces et intenses, de fidélité durable. On ne peut pas vivre ça avec tout le monde, n’est-ce pas ? Les gens que je rencontre, souvent, sont plus raisonnables, heureusement. J’écris à Laurent que je lis son livre, je sais que ça lui fait plaisir. Je ne lui dis pas combien je le reconnais dans ce texte : ce serait cliché : lui dire qu’il ne change pas ? Qu’en sais-je ? J’ignore beaucoup de lui. J’interromps ma lecture, j’arrive en gare, et je parle à S. de ce livre : ça l’intéresse, car il en a lu un autre de Laurent, c’est comme s’il le connaissait un peu. Avec S., on se connaît bien, même si on ne s’est jamais vus : nous nous lisons mutuellement.
Parfois c’est aussi facile que ça : quelqu’un dit : « J’ai envie » — et l’autre répond : « J’arrive. » On ne fait pas de calcul. On prend un train et l’on dit : « Je ne suis pas venu jusqu’ici pour rester enfermé dedans. » Alors on marche jusqu’à la mer. On entre dans une librairie. On commente tout ce qu’on voit. L’un dit : « Je me verrais bien dans cette collection » — et l’autre : « Et celle-ci, je n’aime pas tout ce qu’ils font, mais c’est bien, tu devrais essayer. » Comment il faut présenter son manuscrit, lui donner les meilleures chances. Une affaire de séduction. Je voudrais plutôt le désir pur, sans l’artifice : sans l’échafaudage de la tentative de plaire ; sans le calcul. Sans la séduction, donc. Parfois, on cherche ses mots ; on montre son meilleur profil. Je veux croire plutôt en l’évidence : tu t’es montré tel qu’en toi-même, et nous nous sommes reconnus. Mon manuscrit n’est pas parfait, mais il résonnera fort avec la sensibilité d’un autre, qui me dira : « Rencontrons-nous. » Parfois, quelqu’un dit : « Prenons un café » — et après une heure la conversation est tarie, et l’on ne se reverra jamais. D’autres fois, on prend un train, et le moulin à paroles tourne jusqu’au lendemain (au milieu de la nuit il faut s’interrompre tout de même, dormir). Il est tard, on a bu quelques verres. On ne maîtrise pas grand-chose. On ne choisit pas les mots les plus malins, les plus délicats. Montre-t-on son meilleur profil ? Peu importe. D’ailleurs, on ne sait pas lequel c’est. Droite ou gauche ? Et puis, de toute façon : on est face à face. Alors… le profil… ! Il n’y a pas de miroir dans le décor. On est libre, on se sent soi-même. Proches. L’autre non plus n’est pas parfait : il a envie de la même chose. La distance n’est pas grande. Parfois c’est facile.