On fait de longues promenades, jusqu’au bout de nos dix kilomètres légaux : les bords de Marne à Créteil, les Docks de Saint-Ouen, le parc des Beaumonts à Montreuil. On n’y trouve pas la densité humaine de notre rue de la Roquette, que j’aimais tellement il y a treize mois encore. En marchant vers ces lieux lointains, nous empruntons des rues désertes, les itinéraires bis de bisons assez futés pour éviter la foule. Ne pouvant contaminer personne d’autre que nous-mêmes, nous osons y baisser le masque, prendre l’air et le soleil, respirer. Et puis, quand les humains redeviennent nombreux, nous nous couvrons de nouveau. Je me souviens de l’été 2020 : le masque devenait obligatoire dans les rues. Nos promenades m’étaient insupportables. Je disais à J.-E. de continuer seul et je rentrais à la maison ; mes déplacements étaient réduits à leur fonction utilitaire ; je ne pouvais plus éprouver de plaisir. Je disais : « Prendre l’air sans pouvoir le respirer ? Jamais de la vie ! » C’était un principe. Puis, les mois ont passé, et aujourd’hui j’ai accepté. Pire : j’arrive même à prendre du plaisir lorsque nous sortons.
Dès le printemps 2020, j’observais avec effroi l’apparition des masques fantaisie. Je ne possédais qu’un modèle blanc, le plus neutre possible. Je refusais d’esthétiser cet abominable dispositif : c’était une prothèse médicale, pas un accessoire de mode. Je craignais que cette chose, si elle devenait jolie, finisse par être supportable. Je tenais à la maintenir dans sa laideur afin de ne jamais m’y habituer. C’était un principe. Puis, j’ai commencé les ateliers d’écriture au lycée : l’obligation de cacher nos visages m’était si violente que j’ai éprouvé le besoin, comme une défense, d’adoucir cette offense : j’ai acheté un masque fleuri. Je l’ai porté avec moins de réticence que le précédent, qui ressemblait à un pansement. C’était encore un petit renoncement.
Je prétendais : « Si j’accepte de m’exprimer masqué, c’est seulement au lycée, par égard pour les élèves et pour le projet, et parce que je veux accomplir mon boulot avec le plus de cœur possible ; mais jamais je ne ferai ça devant un autre public, ce serait ridicule. » Et puis, cet hiver, il y a eu cet événement avec Papier Machine : une invitation qui m’a fait tellement plaisir que je n’en ai pas discuté les conditions — le lieu était exigu et le public proche de nous, alors on a fait cette lecture masqués. Et je l’ai accepté, évidemment. Pire : j’y ai pris du plaisir.
Quand une situation nous révolte, nous blesse, nous abîme, comment réagir ? On peut la refuser en bloc : garder notre colère intacte, rester intègre, ne pas abdiquer ; on arrive à tenir le cap quelques semaines, quelques mois peut-être ; et après, on fait quoi ? On continue de refuser ? et on se laisse mourir ? L’autre option, c’est de mettre un peu d’eau dans son vin. De faire des compromis en se disant : « Je consens, mais je ne suis pas dupe » — et on essaie de rester soi-même, mais on renonce quand même. Que faire d’autre ? On accepte le « mode dégradé » plutôt que de mourir de désespoir, chez soi, droit dans ses bottes. On renonce un peu, pour rester vivant.
D’habitude, J.-E. et moi allons au cinéma. Nous n’avons pas de télé, ni d’abonnement internet à la maison. Au printemps 2020, nous avons commencé à regarder des films sur mon ordinateur en utilisant le « partage de connexion » de mon téléphone. Ça marchait bien. Il y avait quelques trucs gratuits sur les sites d’Arte ou de Mk2 — ailleurs, je ne sais pas, car je ne suis pas doué pour jouer les pirates. Le choix des programmes était limité, mais on ne voulait pas payer l’accès à d’autres services : il fallait que ces ersatz de soirées-ciné restent une exception ; nous ne voulions pas nous y habituer ; nous voulions garder intact la frustration des vraies salles. Et puis, quelques mois sont passés et, la semaine dernière, j’ai fini par prendre un abonnement à la Cinetek. Quand on est privé de nos grands plaisirs, on peut bien se consoler devant un petit écran et, alors, ce n’est pas trop demander que d’avoir un choix de qualité. Mais c’est la première fois que je paie pour voir un film ailleurs qu’au cinéma. Est-ce encore un renoncement ?
Devant l’imminence (ou la crainte) d’une fermeture du lycée, j’aimerais redoubler d’efforts dans mes ateliers d’écriture. Mais les élèves en ont-ils envie aussi ? Lundi matin, sur les douze de prévus, ils étaient trois — puis, deux ont commencé à s’engueuler (presque à se battre) et F. les a exclus. Un élève de plus est arrivé. J’ai donc commencé l’atelier pour les deux que j’avais devant moi : la fille était assez volontaire, mais le garçon s’est senti pris au piège. Un quart d’heure plus tard, un petit groupe de cinq a débarqué pour grossir les rangs. À quoi bon ? Arriver si tard, alors que la séance ne dure que cinquante-cinq minutes… Tant pis, je prends chaque minute comme elle vient, j’essaie de ne pas les gâcher, je poursuis mon truc. Mais ça ne prend pas. Personne ne réagit. Je leur dis : « Prouvez-moi que vous êtes vivants, dites quelque chose, n’importe quoi. » Silence de mort. Je préfère quand ils sont agités : ils sont pénibles, mais ils parlent, et toute parole peut me servir de point de départ. Sur du silence, en revanche, que puis-je faire ? J’en vois quand même deux ou trois qui écrivent malgré tout. Qui se disent que, tant qu’à être enfermés en classe, il vaut mieux essayer de rendre ce moment intéressant. J’explique : « C’est aussi un des pouvoirs de l’écriture : quand la vie n’est pas passionnante, on peut lui donner du relief, ou inventer autre chose. » Le lycée c’est souvent chiant, je comprends pourquoi les élèves sèchent les cours : je l’ai fait aussi (pas souvent), lorsque j’avais envie de faire autre chose. Mais là, à quoi ça rime d’être présent et de ne rien faire du tout ? Il vaudrait mieux aller dehors, avec un soleil si beau : ce ne serait pas du temps perdu… Mais rester en classe pour s’avachir sur sa table, comme un mort : ça m’échappe.
Je m’assois une minute à côté d’un gars qui a gardé la tête dans les bras depuis le début. Je lui demande s’il dort. Il ne me regarde pas, il ne me répond même pas. J’interpelle une de ses camarades :
« Tu connais un truc pour le réveiller ?
— Oh, lui. Laissez tomber, on peut rien faire. »
Je crois qu’on peut toujours établir un contact avec l’autre. Deux êtres humains ont forcément quelque chose à se dire. Mais, encore faut-il trouver l’astuce, le chemin ; et prendre son temps. Et ici, le temps nous est compté. J’essaie encore quelques mots pour secouer ce garçon. Puis je pense aux élèves qui écrivent tant bien que mal, et qui auraient besoin d’être encouragés. Ce serait dommage de ne pas m’occuper d’eux. Je dois choisir. Je me demande comment s’opère le choix des médecins qui doivent, comme on le dit dans les médias, « trier les patients » à l’entrée des unités de réanimation : ne pas perdre leur temps sur un patient quasi-mort, alors que la même énergie pourrait sauver un autre qui s’accroche encore à la vie. C’est encore une entorse à nos principes, car on voudrait s’occuper de tout le monde, n’est-ce pas ?
Je vois une élève qui m’attend, à l’autre bout de la classe : il faudrait que je l’aide pour amorcer son texte. Alors je quitte le garçon, qui n’a toujours pas levé la tête pour m’écouter. Je l’abandonne.