J’ai déjà quelques minutes de retard, mais je ne me presse pas. Je voudrais faire un détour. Je me dis : « Que je sois là ou pas, ça ne change rien, ils n’ont pas besoin de moi ». Mais, j’arrive devant le bar, et ce serait trop étrange de ne pas entrer. Le bar est au fond de la cour, il y a du monde dans la cour, mais personne que je connaisse. Et ça y est, je sens le truc arriver : je suis sur le point de faire demi-tour. Déjà. Et je me dis : là, ce ne serait plus étrange, ce serait idiot. Alors, j’entre. Et je ne reconnais pas les gens qui sont là. Je vais même à l’étage, pour voir : pas mieux. Un escalier descend, que je n’emprunte pas : dans ma tête, quelque chose suggère : « Ils doivent être en bas », et autre chose proteste : « Je ne les ai pas trouvés, ils ne doivent pas être arrivés ». Alors, je sors du bar, je fais quelques pas dans la rue. J’ai envie de me barrer. Non, pas envie : j’ai besoin, j’éprouve cette pulsion de me barrer. Dans ma tête, entre moi et moi-même, mon excuse paraît valable : « Je suis venu, il n’y avait personne, alors je suis parti ». Mais, dans le monde extérieur à ma tête, je sais que le prétexte ne tient pas. Il est impossible qu’ils ne soient pas là : je suis déjà en retard et P. a invité un tas de gens. Surtout, dès ce matin, j’avais anticipé le truc, la pulsion. J’avais dit à L. : « On se voit ce soir à l’anniversaire de P. », et on avait convenu de l’heure à laquelle on arriverait. À P. lui-même, j’ai confirmé ma présence. Dans l’après-midi, rencontrant F. par hasard, je lui ai carrément proposé de se joindre à nous, alors qu’il ne connaît pas ces amis-là. Je sais très bien pourquoi j’ai envoyé ces signaux, tendu ces perches : pour m’empêcher de me défiler au dernier moment. Pour être attendu. Je fais les cent pas dans la rue, je m’empêche de fuir. Combien de fois ai-je fait cela ? Et voilà, je reçois un message de L. qui dit : « Je suis arrivé, vous êtes où ? » Je comprends que lui aussi est entré dans le bar sans comprendre que la fête avait lieu en bas, à la cave. Je suis piégé (par moi-même) : je n’ai pas le droit ne pas répondre à L., de le laisser tout seul. J’entre dans le bar.
Évidemment, je suis content de voir L., son sourire, son rire quand on dit des bêtises ensemble. Content de souhaiter un bon anniversaire à P., content de voir J. et de tomber sur V., ne sachant pas qu’il serait là ce soir. Content, car ce sont des gens que j’aime. Content, aussi, de parler à des inconnus. De boire et de manger. En fait, tout le monde a l’air content, sous cette lumière bizarre, dans cette musique, sous cette voûte de pierre – il y a un autre niveau de cave, dessous, que nous explorons en cachette, V., L. et moi, avec la lumière fade de nos téléphones. Tout le monde, dis-je, a l’air aussi content que je le suis – car je le suis. Mais alors, combien parmi eux l’est véritablement autant que moi, c’est-à-dire identiquement, avec les mêmes nuances ? Combien d’entre eux, avant d’être contents sous cette lumière-là, ont éprouvé d’abord ce truc dans la nuit, parcourant les rues qui mènent jusqu’ici ? cette pulsion. Combien, pour s’ancrer si profondément dans le sous-sol de cette fête, sont d’abord passés par ce détour « je survole les lieux, je n’existe pas » ? – par la case « personne ne m’a vu, je mets les bouts ».
Laisser un commentaire