Au bois de Vincennes, des gens qui se connaissent peu, mais que je connais bien, se sont rencontrés par hasard. Moi, je ne les ai pas vus depuis deux mois : je n’habite pas leur quartier. Il y a beaucoup plus d’un kilomètre entre nous.
J’habite le quartier le plus dense de Paris : 40 000 habitants au kilomètre carré dans mon arrondissement, c’est le double de la moyenne parisienne. La surface du cercle dans lequel j’ai le droit de me déplacer (un rayon d’un kilomètre) est égale à π kilomètres carrés, soit 3 141 592 mètres carrés. Il paraît que la proportion de l’espace public dévolu aux piétons, à l’échelle de Paris, couvre un tiers de la voirie, soir 11 % du territoire. Dans mon cercle, ça fait donc, à la louche, 350 000 mètres carrés de trottoir (amateurs de calculs rigoureux, passez votre chemin).
Dans ce cercle vivent environ 120 000 personnes. Chacune a le droit de sortir une heure par jour. Admettons que les sorties se répartissent de façon strictement régulière entre 8 heures et 20 heures : on aurait donc, en permanence, 10 000 personnes dans la rue. Mais, en réalité, les gens sortent plus volontiers à certaines heures qu’à d’autres. Disons, par exemple : 2000 personnes entre 8 et 9 heures, et 30 000 entre 15 et 16 heures. Je dis ça parce que c’est l’heure à laquelle J.-E. s’est aperçu qu’il n’avait pas d’œufs pour faire sa quiche au dîner, alors, comme il faisait beau, j’ai fait d’une pierre deux coups : je suis sorti pour effectuer des « achats de première nécessité dans des établissements dont les activités demeurent autorisées » et, en même temps, un « déplacements bref lié à l’activité physique individuelle des personnes ».
Admettons ensuite que les gens se répartissent harmonieusement sur les 350 000 mètres carrés de trottoir. Pour la tranche horaire qui m’intéresse, cela fait : 10 mètres carrés par personne. Mais, en vrai, personne ne se promène dans le passage Bullourde ni dans l’impasse des Trois-Sœurs. On se promène plutôt dans les rues où il y a du soleil (si on aime l’ombre, autant rester chez soi) et où l’on peut faire ses courses. Ça tombe bien : ce sont les mêmes. Par exemple : la mienne.
Pour respecter les règles de distanciation sociale (un rayon d’un mètre autour de chaque personne), il faudrait qu’on dispose tous de π mètres carrés de trottoir. Nous étions arrivés plus haut à la moyenne de 10 mètres carrés chacun, certes, mais, puisque personne ne va dans les ruelles sombres dépourvues de magasin, on arrive facilement à, disons, 2 mètres carrés par personne dans les endroits fréquentés. Or, 2 c’est moins que π. C’est très peu.
Tout ça pour dire : je suis sorti tout à l’heure, il y avait un monde fou.