Le bruit, les gens. Ça semble gai sur la place, dans cette rue, quand on sort de la gare. On se dit : chouette, c’est Jour de fête. On s’imagine dans le village de Jacques Tati, mais en italien, et puisqu’on n’a rien planifié avant notre visite, eh bien, on suit le mouvement. Sur le premier stand, un marchand d’animaux vivants. Oh. Curiosité et méfiance. Ça froisse une partie de moi (celle qui préfèrerait que le commerce ne se mêle pas de l’amour des bêtes), mais ça flatte un autre instinct : celui qui me guide vers les êtres mignons. Je suis aimanté vers les porcellini (les cochons d’Inde) et les conigli (il faudrait être un monstre sans cœur pour ne pas fondre d’amour devant les lapins). Pauvres bêtes encagées, livrées aux cris des humains plus sauvages qu’elles. Déjà, J.-E. m’entraîne vers le stand suivant. Oh. Des vêtements. Mais ça manque de couleurs. Kaki, kaki, kaki. Et puis, un peu de noir. Des accessoires de chasse. Alors on comprend que, comme qui dirait, c’est un marché thématique. Des vieux mecs parlent entre eux, en tenue de camouflage, et ils ont l’air satisfaits. Ils peuvent l’être : tout est organisé pour leur plaisir. Et nous, on est dégoûtés de se trouver mêlés à ça. Oh, voici un autre stand d’animaux vivants. Encore des lapins. Mais différents : de grande taille, ceux-là. Et moins chers que les autres. Je comprends : ce sont des lapins à manger. Faut-il les tuer soi-même pour les cuisiner ? Il y a beaucoup d’enfants au marché, c’est un événement familial (la valeur famille est cardinale) : « Tu seras un homme, mon fils, tu auras un beau fusil. » La chasse, c’est un truc de mec. Alors, aux petites filles, que propose-t-on (que leur impose-t-on) ? Ces gens m’intriguent. La dissociation psychologique dont ils sont capables. Les compartiments étanches dans leur cerveau. J’ai des amis qui aiment les animaux, et qui en mangent quand même, mais ils se rassurent en invoquant des frontières entre les espèces : « Je caresse mon chat, je n’en mangerais pas, tandis que tout est bon dans le cochon. » Mais ces chasseurs qui accompagnent leurs gosses à l’animalerie pour câliner les bestiaux tout doux, comment ça se passe dans leur tête ? « Il existe deux sortes de lapins, mon chéri : les lapins à aimer, et les lapins à buter. » Pendant les festivités, les repas sont assurés par « le Giotto de la pancetta » (le slogan sur le camion du boucher-charcutier me réjouira longtemps). Et nous, en douce, on se dirige vers le centre-ville en quête d’un autre maître de la Renaissance, disons par exemple : le Botticelli de la pizza quatre-fromages, ou le Bronzino de la salade caprese. Je ne cite pas ces noms au hasard, car tout le monde sait que l’option végétarienne, c’est pour les pédés. Et pour les femmes aussi, naturellement. Souvenir de ce vendeur de fruits et légumes, à Bernay, alors que nous faisions les courses pour un réveillon qui s’annonçait copieux : j’avais réclamé qu’on fît un détour par la boutique du primeur et le mec avait dit, en souriant à notre amie : « Ah oui, je comprends, une petite salade pour madame » — et elle avait répondu en me désignant : « Non, c’est lui l’amateur de carottes. » N’empêche que, le soir, à l’apéro, ils se sont tous jetés sur mes carottes, et ils n’ont pas fini le cochon.

« Ce serveur, à Paris, il serait gay, mais ici je ne sais pas. » On ne maîtrise pas les codes de la masculinité locale. On observe, mais on ne sait pas conclure. La démarche de ce garçon, son regard, sa manière de porter la boucle d’oreille ; et surtout : un ensemble de détails ineffables, un faisceau d’indices, un halo, une intuition — si nous étions à Paris, ce serait évident. Mais ici ? Les règles du jeu changent selon la région, le milieu social. Les clichés du cinéma italien se perpétuent : le mec avec son peigne dans la poche, ultra soigné, on sent qu’il a passé une heure devant son miroir, et c’est hyper viril d’être aussi pomponné, alors que la même attitude, dans d’autres contrées, ça ferait tapette : un vrai homme, ça doit se négliger. Et les bijoux bling-bling des ados, on en parle ? Le collier de perles en plastique que portent les skateurs, à Paris, en mode grand-mère : quand j’étais petit, si un garçon trouvait ça dans une pochette surprise, il était obligé de l’offrir à sa sœur, sous peine d’être mis au ban de la cour de récré. La honte totale. Et les pantalons roses des pères de famille, le dimanche au parc de Saint-Cloud, bastion indiscuté du patriarcat, de l’hétérosexualité triomphante ? Celui qui oserait porter ça, par exemple au lycée Charles-de-Gaulle (où le jogging est le seul dress code en vigueur), ce serait un courage inouï : assumer son homosexualité en milieu hostile, ouah, total respect. Autre contexte. Alors, dans une pizzeria de la côte ligure, comment faut-il interpréter la boucle d’oreille du serveur ? Et ce mec en terrasse, débardeur ultra sexy et casquette Pirelli (un hommage au calendrier ?) : tous les signes extérieurs d’hétérosexualité sont allumés, des appels de phare, si fort que j’en ai mal aux yeux. De deux choses l’une : soit il est hétéro à mille pour cent, soit il a quelque chose à cacher.

On s’est sauvés du raout des chasseurs. Ça pue. J’ai dit à J.-E. : « On sait pour qui ils vont voter dans trois semaines. » Mais en vérité, on ne peut pas savoir, car il y a trop de choix : au moins trois partis d’extrême-droite, peut-être davantage. On arrive sur une grande place, sans doute la place centrale, ah oui, c’est l’hôtel de ville, et des tentes installées devant, des barnums, encore des festivités, décidément, on ne s’ennuie pas à Sarzana, il s’agit du Festival della Mente, le festival de l’esprit, de la pensée : le public afflue pour célébrer l’intelligence, quelle merveille ! Ils ne seront pas de trop pour compenser les affreux jojos de là-bas. Sur la place, une boutique, c’est la permanence locale du parti fasciste (ils ont changé le nom, mais ils ne cachent pas leur filiation). La nostalgie de la brutalité. Et puis : une sculpture un peu moche, le monument aux caduti, les « tombés », les morts de la guerre. Plus loin, une autre place, une autre statue : un homme tout nu et très musclé, l’air méchant : un vrai mec. Je pense aussitôt : « Son érection (je convoque à dessein la polysémie virile) doit dater de l’ère fasciste, c’est bien le genre. » Car cette esthétique, nous la voyons souvent dans les rues, sur les édifices publics, et une date est gravée dessus, en chiffres romains, par exemple : « Anno VII E. F. » (Era Fascista), et l’on a vu les mêmes initiales sur une maison particulière ; un pavillon de banlieue orné d’une date similaire, référence au calendrier mussolinien, nostalgie douteuse — mais non, pas douteuse du tout, au contraire : limpide, car elle en dit long sur ceux qui l’habitent. Mais, quant à la statue du surhomme bodybuildé, je me suis trompé : elle est antérieure. Ce bonhomme n’a jamais porté de chemise noire. Mais on n’est pas étonnés, car en vérité, de tout temps les biscottos ont été célébrés. Si les codes de la masculinité fluctuent, il y a des invariants. Je connais les bases.

Permanence du modèle de l’homme fort. Les plus belles pièces du musée archéologique de La Spezia, dans le château San Giorgio (encore une affaire de costauds : forteresse placée sous la protection du saint portant l’armure, pourfendeur de démon), des artefacts dont on ignorait l’existence : des statues-stèles anthropomorphes. Non pas des stèles funéraires (personne n’était enterré dessous), ni des portraits (car ce sont des symboles plutôt que des visages spécifiques). Des stèles plantées comme des menhirs, au temps de la civilisation disparue de Luni, il y a quatre mille ans ; représentations humaines stéréotypées, réparties en deux catégories : les figures masculines et les figures féminines. Dans les deux cas, la tête en demi-lune, les traits réduits au minimum. Puis, le tronc rectangulaire. Deux seins ronds et proéminents : la femme. Un poignard : l’homme. Et c’est tout. Les concepteurs du modèle, copié pendant plusieurs siècles, se sont demandés : « S’il ne faut garder qu’un seul attribut pour dire le masculin et le féminin, lequel choisit-on ? » Un petit malin a répondu : « Le poignard et les nichons. » Si ç’avait été à moi de décider, on se serait retrouvés plutôt avec des stèles phalliques, voire ithyphalliques, mais ces gens-là ont estimé qu’un mec était mieux représenté par son couteau que par sa bite. Dommage. La force guerrière plutôt que la puissance créatrice. Eros battu par Thanatos. La petite dague bien aiguisée. Dans le même ordre d’idée, ils auraient dû donner un rouleau à pâtisserie à la bonne femme : un outil chacun. Mais non. L’outil, c’est l’homme (l’outil, c’est l’intelligence ?) et la femme, c’est les seins rebondis.

C’est encore une pizzeria, c’est notre dernier soir en Italie. Je suis un peu ivre, et il me reste pas mal de vin à boire. Toutes les tables alentour : des couples. C’est facile à deviner. Un homme et une femme du même âge, c’est presque toujours un couple. Le cerveau colle une étiquette sur les paires, on ne peut rien faire contre ça : le réel est passé au filtre des catégories. Il y a quinze jours, quand je dînais avec John, les gens pensaient : « père et fils », c’est évident. Mais quand je suis avec J.-E., de deux choses l’une : soit la catégorie « couple d’hommes » existe dans la tête du regardeur (et alors, il pige tout de suite), soit il ignore que cette situation est possible, et alors il se casse la tête, et il ne trouve pas dans quelle case nous mettre — car, oui, il y a encore des gens qui ne sont pas au courant. Souvenir du monsieur de chez Shopi, à Saint-Céré, qui nous avait demandé si nous étions « frères jumeaux » : nous avons douze ans d’écart, et aucun trait commun, c’était tellement absurde, mais le pauvre gars ne savait pas comment interpréter notre intimité, cette proximité qui lui sautait aux yeux, inexplicable donc, sinon par la gémellité. Ce soir à la pizzeria, je laisse le fond de mon verre de vin, je suis déjà assez bourré, je rigole pour n’importe quoi. La serveuse m’apporte mon café avec un sachet de sucre, je ne sucre pas le café, mais je regarde le sachet, il est écrit dessus : « finocchio ». Finocchio c’est le fenouil, ils ont dessiné un fenouil avec un grand nez, un jeu de mots avec Pinocchio, extrait d’une série illustrée sur les légumes ? Je rigole, et j’explique à J.-E. que finocchio, ça veut dire aussi « pédé », et j’ajoute : « Elle nous a reconnus, ça se voit donc tant que ça ? » Je préférais le serveur de l’autre soir, que j’avais observé sans discrétion, j’aurais aimé qu’il m’apporte le café avec ce sachet de sucre, et un clin d’œil appuyé. Ç’aurait été beau. Fièrement, je porte cet insigne de finocchio à la poche de ma chemise : façon d’être un homme. Ce serait un mot de passe, symbole d’une société secrète, signe extérieur de ce que je suis à l’intérieur. Et J.-E. de répliquer : « Vu comme tu regardes les hommes, personne n’en doute. » Oui, j’aime les hommes, mais pas seulement, car j’aime aussi les légumes.
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