Nous sommes de ceux qui regardent tout

Une dame me demande : « La sortie sud, c’est où ? » Elle me prend pour un habitué des lieux. Ça veut dire que j’ai une tête à savoir où je vais. Et ça me plaît d’avoir l’air de ça, dans cette ville que j’aime. Je dis : « C’est par là. » Elle veut être sûre : « C’est bien de ce côté, le Mercure ? » Je confirme. Je ne suis que de passage, mais si souvent de passage, et toujours avec une hyperacuité, dans un état de disponibilité maximale, parce que je viens à Nantes pour les meilleures raisons du monde. Le côté sud de la gare, je l’ai découvert il y a trois semaines — d’habitude, c’est le nord, le Jardin des Plantes, le château. Ce dimanche-là avec J.-E., promenade au soleil, quai Malakoff, on avait pris un café avec B. et c’était justement à la terrasse du Mercure, parce qu’il n’y avait pas un choix fou dans le quartier de B. et qu’il prenait un train juste après, c’est-à-dire avant nous qui restions encore quelques heures ; le merveilleux B. nous avait offert l’hospitalité, puis nous quittait pour un patelin invraisemblable qu’aucun de nous trois ne savait placer sur la carte, où il rejoignait un garçon très beau, et doté d’autres qualités encore. Lui qui me disait, il n’y a pas si longtemps : « Je me sens vieux, extérieur aux choses de l’amour, je suis sûr que tout ça c’est fini. » Tu parles. Le voilà qui replonge déjà, et la tête la première.

Alors c’est Nantes, encore une fois, mais ce n’est qu’une brève correspondance : le rituel du casse-croûte au jardin, l’un des trois bancs devant l’enclos des chèvres. Alors c’est le train de nouveau, rebrousser chemin, le même trajet à l’envers, je voyage dans le sens inverse de la marche, car c’est un Ouigo et qu’il aurait fallu payer un supplément pour choisir ma place, les voies qui défilent à l’arrière, poste d’observation, parce que c’est le wagon de queue, et par la fenêtre la Loire s’effiloche, Angers bientôt. Cette ville vient de changer de visage. Angers qui n’était qu’un point sur la carte, une étape entre deux gares, est devenu soudain ville véritable, en trois dimensions, où des souvenirs resteront ancrés. Car il m’a emmené là. J’ai dit que c’était loin, qu’il n’était pas obligé de me montrer toujours des lieux nouveaux ; mais il avait envie ; et quand il a envie, j’ai envie aussi. Au musée, l’expo rendait hommage à un illustre oublié (le panneau d’introduction affirmait : « injustement méconnu »), natif de la ville, prix de Rome, directeur de la villa Médicis, la grande carrière d’un honnête artisan, celui à qui l’on confie toutes les commandes publiques parce qu’on est sûr que ce sera bien peint, et dans les délais fixés. Je ne connaissais pas son nom, évidemment. Lui, si — évidemment. Quand il est venu à Paris cet été, il a visité l’église de mon quartier, construction XIXᵉ sans intérêt, et il a su la trouver intéressante — le pouvoir immense de sa curiosité. Elle était décorée par cet illustre Angevin : il a fallu que je parcoure tant de kilomètres pour voir, enfin, le monument du bout de ma rue. C’est le pouvoir de sa présence, de son regard. Il pose les yeux sur les choses, sur toutes les choses, et aussitôt elles se révèlent : « Mais oui, nous sommes belles, nous l’avons toujours été, et maintenant nous voulons que ça se sache. » Quand, plus tard, il me montre une photo qu’il a prise de moi, dans la rue du Musée, sous la galerie, je réponds : « J’aime, parce que j’aime quand tu me regardes. » Oh, ce n’est pas la première fois que je me trouve beau, non, et il n’est pas le premier à me le dire, loin de là (ne pas feindre, rester honnête) ; il n’est certes pas le premier, mais il n’est pas « un de plus » ; il y a moi, il y a lui, et il y a d’autres êtres uniques ; chacun m’est précieux ; comment les nommer ? Je lui dis que j’admire sa liberté, parce qu’il parvient à se débrouiller ainsi, sans nommer ; sans enfermer les sentiments dans des catégories ; il sait s’exprimer, décrire et raconter, mais jamais il ne résume une histoire en un mot définitif.

Je parle avec une de ses copines. Lui, il l’a connue dans ce bar où il vient souvent, et où il m’a déjà emmené deux fois. Mais elle, elle le connaissait déjà d’avant. Elle est plus jeune que lui. Elle me dit : « Je l’admire depuis que je suis petite. » Elle sait que la formule est drôle, alors elle l’exagère, elle surjoue la groupie pour nous faire rire. Mais il y a un fond de vrai. Elle parle d’une visite dans la ville — sa ville qu’elle habitait déjà — une visite guidée où elle accompagnait ses parents ; c’était lui qui guidait ; douze ans plus tard, elle répète avec précision les détails qu’il avait donnés, à propos d’une statue qui était posée sur le même trottoir depuis des décennies et que personne ne voyait. « Tu nous as expliqué un truc à propos du socle, la symbolique, et tout. » Elle se souvient de ça. L’apprentissage d’un regard. Un entraînement pour ne jamais s’ennuyer : observer ce qui nous entoure, tenter de le comprendre, y projeter son imaginaire propre, partager son savoir et ses idées.

Je suis déjà passé dans toutes les rues de sa ville, sans doute. Pourtant, ce qu’il me montre, je ne l’avais pas vu : il ne me l’avait pas montré. « Il faut imaginer cette façade, cette coque de béton, avec un néon qui dessine son contour, qui passe par ici, tu vois la goulotte tout autour ? C’était conçu comme ça, au début. Ils vont tout casser à l’intérieur, mais la coque sera conservée. » Étrange pratique du façadisme, des murs rideaux, enveloppe d’un patrimoine préservé pour cacher le contemporain ; peut-être même qu’on profitera de l’occasion pour restaurer le néon dans sa position originelle. Il aura fallu que tout change pour que rien ne change. Et nous, au-dedans, je mesure combien nous changeons — je peine toujours à exprimer cette impression : celle de me transformer peu à peu, et d’être pourtant le même — de devenir plus proche de moi-même — je comprends mieux le phénomène quand je l’observe sur un autre que moi — quand je le regarde, lui, c’est flagrant : oh, comme il est différent de celui du début ! Et comme il est fidèle à ce qu’il semble avoir toujours été. Je peine à m’exprimer, c’est idiot, alors qu’il existe un mot pour ça, je m’en souviens soudain, et je l’ai déjà écrit souvent, c’est un poncif, c’est du radotage même : nous vieillissons, voilà. Nous vieillissons en bien (ce qu’on appelle « grandir » quand on a encore l’âge de croître en hauteur). Le corps ne se transforme plus beaucoup : c’est la façon d’habiter celui-ci qui change. Habiter le même lieu depuis toujours, et pourtant ne pas y mourir d’ennui : la curiosité comme exercice de survie. Ça semble fou de vibrer encore, de désirer quand même, alors qu’on sait déjà tout. La ville arpentée en long, en large et en travers. Certaines personnes y passent une vie sans avoir jamais rien vu. Tant pis pour eux. Nous sommes de ceux qui regardent tout, continuellement, et ne s’en lassent pas. Regardons à nouveau ce détail, mais de plus près ; aventurons-nous dans des voies que nous avons parcourues sans y penser, et que nous explorerons désormais ; caressons de nouveau les zones que nous avons aimées ; et si on allait voir ce qu’il y a là-bas, où d’habitude rien ne se passe ? Peut-être y trouvera-t-on une sensation inédite ; peut-être retrouverons-nous un plaisir connu et oublié ; on dit que rencontrer, c’est connaître à nouveau : au premier regard échangé avec l’autre — l’autre qui comptera fort — il est normal d’éprouver un sentiment de déjà vu, c’est le cerveau qui est construit ainsi, on n’y peut rien : « Nous nous sommes connus autrefois, mais où ? » J’ai pris une photo dans le sanctuaire absurde qu’il m’a fait visiter, architecture sophistiquée plantée dans le bocage, grotte artificielle, scènes édifiantes pour la jeunesse, et cette montée glissante d’herbe mouillée, ponctuée de prières que je ne sais pas : j’ai retenu seulement cette expression : « Mystères joyeux ».

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