Dimanche soir, je dis à J.-E. : « La surprise était complètement loupée, mais le cadeau était trop bien. » La tradition de ces week-ends mystères a commencé il y a mille ans, il est même très possible que ce soit moi qui l’ai lancée, dès notre deuxième été : puisque l’anniversaire de J.-E. tombe un jour férié, il est toujours libre, alors rien de plus facile que de l’embarquer quelque part, et j’avais choisi Fontainebleau, une destination exotique pour tous deux, et pas chère puisque nous avions des passes Navigo, aller-retour dans la journée, quel dépaysement ! Mais parfois, j’ai des idées à la con : l’été dernier la balade était naze. Aujourd’hui c’est l’inverse : J.-E. a choisi un programme parfait, mais en terme de surprise il s’est pris les pieds dans le tapis. Au téléphone avec sa sœur vendredi soir : « Demain, on va à Dijon. » Puis, en baissant la voix : « Il fallait pas que je le dise, Antonin pourrait m’entendre. » Le samedi matin, je fais encore un peu semblant de ne rien savoir, pour jouer, mais en approchant de la gare de Lyon je lui dis combien ça me fait plaisir d’aller à Dijon : son idée est excellente, je suis allé deux fois à Dijon, mes souvenirs sont flous et il reste beaucoup à voir, car je ne voyageais pas de la même manière autrefois. D’abord, il y a eu cette journée avec ma mère : son amie venait de quitter la banlieue où nous vivions pour s’installer en Bourgogne, elle nous prêtait sa maison quelques jours, Juline et moi étions adolescents. Je n’étais pas contre les musées mais, par manque d’habitude, nous ne sommes entrés dans aucun ; côté resto, nous n’étions pas aventuriers, faute d’argent, et Juline était du genre compliquée pour l’alimentation. Alors, le truc chouette dont je me souviens, c’est du parcours de la chouette, justement, en suivant les pavés ornés dudit oiseau, placés par l’office de tourisme dans l’asphalte des trottoirs, l’itinéraire facile des vacanciers qui ne savent pas ce qu’ils aiment, on passe devant les immanquables, les pittoresques. Le second souvenir, j’avais fini de grandir, j’avais vingt-quatre ans, septembre 2012 — je ne tenais pas mon journal en ce temps-là, mais je publiais des photos sur un autre blog qui me sert de repère pour les dates. John et Jay voyageaient en Europe et passaient par Dijon, une sorte de pèlerinage pour Jay qui avait étudié dans cette ville quarante ans plus tôt, quand le campus était quasi neuf, bâti en-dehors du centre-ville. Nous avons pris le tram pour nous y rendre. Oui, de cela je me souviens : c’était un jour de fête à Dijon, l’inauguration du tram, les gens se pressaient dans les rames pour étrenner la nouvelle ligne et John faisait le malin, il disait aux autochtones : « Nous sommes venus de Californie exprès pour l’événement. » Sur le campus, Jay nous a emmenés vers les barres de logements en disant : « Rude » — non pas parce qu’il trouvait difficile de s’orienter (au contraire, il reconnaissait ses habitudes lointaines), mais parce que le bâtiment où il avait vécu portait le nom du sculpteur dijonnais François Rude à qui l’on doit l’énorme Départ des volontaires de l’Arc de Triomphe et, plus à mon goût, l’émouvant gisant de Godefroy Cavaignac au cimetière de Montmartre. On voit tout ça ce samedi, moulé en plâtre, au petit musée que je découvre avec J.-E. dans une aile de l’église déconsacrée. Je n’avais pas visité de musée avec John et Jay. Nous étions montés dans le bâtiment Rude, donc, jusqu’à l’étage que Jay habitait autrefois, où nous avions croisés quelques jeunes gens qui vaquaient sans s’encombrer de nous. C’est seulement après le départ de mes amis d’Amérique, une fois seul dans cette ville que je n’allais quitter que le soir, que je suis entré au palais des Ducs de Bourgogne pour voir ce qui pouvait se voir : pas grand-chose en vérité, car le musée était en travaux. Les fameux tombeaux avec leurs gisants polychromes étaient inaccessibles, mais les pleurants entourant le cortège avaient été extraits de la composition monumentale et disposés comme des œuvres autonomes, à l’état pur, de telle manière qu’on en appréciait mieux les détails que dans leur contexte originel, planqués sous des dais gothiques sophistiqués. Je ne me souviens de rien d’autre ; peut-être qu’il n’y avait rien d’autre. Alors j’avais erré jusqu’au musée archéologique, désert comme le sont toujours ces petits antres de vieilles pierres, et c’était beau. J’étais fatigué d’une nuit brève, car John et Jay se levaient tôt et je n’avais pas pu rattraper le retard accumulé la veille : la veille de mon départ pour Dijon, j’avais dormi deux heures, j’avais beaucoup bu, je devais être une sorte de zombie déshydraté quand j’ai débarqué dans la capitale du pinard, j’avais un peu honte de n’être pas au top de mes capacités pour revoir mes amis du bout du monde, juste parce que j’étais infoutu de renoncer à quelques heures nocturnes en compagnie de C. que j’avais rencontré six mois plus tôt et qui me pompait toute mon énergie. J’avais cédé cette nuit-là, déjà, à une faiblesse dont je ne prendrais conscience qu’un an plus tard : je ne savais pas dire non à cet ami vampire. Nos soirées ne se terminaient que lorsque lui l’avait décidé. Je rentrais à n’importe quelle heure. Il prenait toute la place disponible, mes autres amis passaient au second plan, et j’oubliais J.-E. qui comprenait cette relation mieux que moi-même. Il ne protestait pas. Il attendait patiemment que s’estompe l’ivresse de la nouveauté, l’illusion d’une amitié partagée. Un jour ça m’a sauté aux yeux : un ami vrai ne se comporte pas ainsi. En même temps, j’ai réalisé que je ne devais pas, moi non plus, agir comme je le faisais avec J.-E. pendant ces quasi deux ans : je considérais trop son amour comme un acquis solide, une base sereine sur laquelle me reposer, un arrière-plan tranquille depuis lequel m’élancer vers d’autres aventures. Je faisais des rencontres excitantes ; des gens me réclamaient ; je me sentais désiré ; alors je fonçais rejoindre ces voix qui m’appelaient ; et j’oubliais de réclamer J.-E. parce qu’il était toujours là, quoi qu’il arrive. Je pouvais me permettre d’être infidèle parce qu’il était fidèle pour nous deux. C’est devant la psy que je l’ai formulé : je devais mieux identifier mon désir pour cesser de me fondre dans celui des autres. De quoi avais-je envie ? J’ai quitté l’ami qui me faisait du mal, j’ai changé d’emploi salarié, je me suis libéré de quelques engagements, j’ai recommencé à écrire. Tout a changé, sauf l’essentiel : j’étais certain que ma vie et celle de J.-E. devaient être liées. C’était mon désir, oui, et c’est toujours mon désir. Il faut exprimer ses désirs. Dire : « J’ai envie d’être avec toi. » Pourquoi fixons-nous des rendez-vous à de vagues connaissances pour bavarder autour d’un café, ou à des relations professionnelles pour aboutir un projet qui n’emballe personne, mais dont nous avons besoin pour gagner notre croûte ? Nous savons être fiables et ponctuels. J’étais capable d’arriver (presque) à l’heure au bureau, où je m’ennuyais, tandis que je m’attardais avec des copains presque inconnus au lieu de rentrer à la maison retrouver celui que j’aimais. Il faudrait s’habituer à dire : « Ce soir, j’ai rendez-vous avec toi. » Nous faisons ça désormais. Les heures passées ensemble ne sont plus des moments par défaut — « Ce soir, rien de prévu, je reste à la maison » — mais des moments désirés et affirmés — « Ce soir, ne voyons personne d’autre, soyons ensemble » — sous peine de ne plus se connaître, de se croiser seulement en coup de vent, entre le boulot et les amis. Nous aimons le travail que nous avons choisi et nous sommes fiers de nos amitiés, mais le prix d’une vie sociale bien remplie, c’est la nécessité de l’organiser. La semaine dernière, J.-E. était chez I. à Nantes et j’étais chez Pierre à Montparnasse ; ce dimanche à Dijon, nous écrivons une carte postale chacun, pour eux. Mais franchement, on pense surtout à nous. On se connaît par cœur et on ne s’ennuie jamais : ça me fascine. On parle en continu, on a toujours des trucs à se dire. N’est-ce pas incroyable ? L’un propose d’aller quelque part et l’autre est d’accord. On s’échappe un peu du centre, pour voir ? Ça te dit ? Il y a un monument gothique là-bas, je l’ai repéré sur la carte, on reviendra en longeant la rivière. Il fait moins zéro, je porte trois couches sous mon pull, on craint de perdre nos doigts quand on sort les mains des poches. Mais on est heureux. Est-ce l’émerveillement du voyage, le coup de baguette magique qu’on appelle dépaysement ? Oh, bien sûr, c’est agréable de changer d’air, on ne va pas se mentir. Mais quand J.-E. dit ce matin, frigorifié au bord de l’Ouche, que notre nuit était délicieuse, je vous assure que la déco de l’hôtel n’y était pour rien : une fois les yeux fermés, juste lui et moi, cette nuit était identique à toutes les autres.
