Il observe des photos et il écrit

Nous avons tous une relation différente avec les années 1990. Pour le dire mieux, prenons d’abord une vieille image, plus vieille que ces années-là, vraiment très vieille. Si je vous montre une carte postale du village de Villetaneuse en 1900, par exemple, vous aurez la même réaction que moi, c’est-à-dire que l’image ne vous rappellera aucune expérience vécue, vous constaterez seulement un écart : l’écart béant entre le passé rural et le présent radicalement modifié de la petite couronne parisienne. Que votre conception du présent soit nourrie d’une connaissance empirique du territoire, d’un savoir encyclopédique ou bien de stéréotypes, dans tous les cas cette carte postale incarnera pour vous « le passé lointain ». En revanche, si je vous montre une photo prise en 2024 avec mon iPhone, il y a peu de chances pour que vous la considériez comme « un témoignage du passé » — à moins qu’elle ne représente un lieu récemment transformé, ou une personne tout juste décédée, ou un enfant si jeune qu’il grandit à vue d’œil. En gros, ce genre d’image ferait consensus pour incarner « le passé très proche ». Je ne parle pas de « présent », car nous savons que la photo est par essence une archive. Elle enregistre ce qui est pendant la fraction de seconde que dure la prise de vue ; dès la fraction de seconde suivante, cette chose n’est plus ; la photo, c’est la mort ; vous le savez aussi bien que moi si vous avez lu Barthes à l’école sans tout comprendre, en notant les phrases les plus percutantes sur une copie à carreaux, pliée en quatre, toujours glissée entre les pages aujourd’hui, dix-huit ans plus tard. Il observe des photos et il écrit : « ça a été ».

Les années 1990 m’intéressent, disais-je, parce qu’elles ne représentent pas le même « passé » pour vous et pour moi. Lorsque j’ai rencontré Sophie à la médiathèque, elle m’a raconté une précédente visite dans ce même quartier à la faveur d’un projet artistique au collège Jean-Vilar, un établissement où j’ai travaillé moi aussi, il y a deux ans. Mais Sophie, c’était en 1997 et 1998 qu’elle animait son atelier. Pourtant, je ne considère pas que Sophie est vieille. Nous pourrions avoir le même âge, la différence ne me frappe pas, nous nous considérons comme des égaux, nous n’adaptons pas notre discours à l’autre comme nous le ferions avec de très jeunes enfants, ou avec des vieux qu’on estimerait (peut-être à tort) hors-jeu. Nous sommes mis en relation par nos activités professionnelles et artistiques, ici et maintenant. Nous avons des références communes. Sophie ressemble à des gens qui sont devenus mes amis. Or, en 1997, Sophie était déjà une adulte, elle était photographe, sa vie partageait pas mal de points communs avec sa vie d’aujourd’hui, tandis que j’étais un enfant de neuf ans, j’étais en CM2, je n’avais encore rien entrepris de décisif, je n’avais pas choisi comment mener ma vie. Je n’étais pas pour autant un bébé : j’ai des souvenirs très précis de l’année scolaire 1997-1998. C’était l’année d’après la mort de mon père, c’était l’année de mon amitié avec Morgan, de l’ennui au centre de loisirs, des souris que je dessinais avec William dans les marges de mes cahiers, d’articles écrits dans Les ronrons de Félix, le journal de l’école primaire Félix-Éboué. J’étais suffisamment avancé dans la vie pour enregistrer des trucs dans ma mémoire. Tandis que plusieurs de mes amis n’étaient simplement pas nés en 1997 — des gens pourtant adultes dont j’estime, aujourd’hui, qu’ils ont « le même âge » que moi, c’est-à-dire que notre écart ne saute pas aux yeux, que nous nous parlons d’égal à égal, que nous nous aimons et même, parfois, que nous travaillons ensemble.

Pour moi, une photo tirée sur du papier Kodak au format 10 × 15, insérée dans les pochettes plastiques d’un album, est un objet familier : il y en a qui me représentent. Il en existe des tas. Pour une personne de vingt ans, je crois qu’il s’agit d’une curiosité ringarde, au même titre que le minitel ou la carte téléphonique, ou bien d’un raffinement vintage, comme le disque vinyle. Or, pour la génération qui me précède, au contraire, ça semble très proche : on sait que ça appartient au passé, oh oui, bien sûr, on n’est pas bloqués dans la nostalgie, on vit avec son temps, mais enfin, on l’utilisait encore il n’y a pas si longtemps, tu sais, le jetable qu’on prenait pour les vacances, pas plus tard que, oh, il y a une poignée d’années — tant que ça, tu crois ?

J’aimerais travailler avec les archives de Sophie. Les portraits faits dans la rue par les gamins de Villetaneuse en 1998 : cinquante personnes rencontrées à l’arrêt du bus. Les jeunes photographes d’alors ont quarante ans aujourd’hui : ils sont plus vieux que moi. Les modèles photographiés ont vieilli aussi, sauf ceux qui sont morts. Les enfants ont désormais mon âge et certains adultes fréquentent, peut-être, le Pôle Séniors où j’anime un atelier le vendredi matin.

Mais d’abord, j’ai parcouru les archives trouvées par Matthias : des photos glissées dans le plastique transparent d’un classeur dont la couverture cartonnée montre un paysage désuet, orné du mot « Nostalgie ». Un album de vacances ? Une collection d’images faites dans les bibliothèques villetaneusiennes d’alors, qui ne s’appelaient pas « Annie-Ernaux » comme la médiathèque toute neuve où je feuillette ces vieilleries. Des enfants sont habillés un peu comme moi. Quelques dates : 1990, 1991, 1992. Ils sont à peine plus vieux que moi. Un nom sur l’intercalaire : Claude Gutman. Son nom me rappelle quelque chose. J’ai lu un de ses livres quand j’étais petit, ça s’appelait Toufdepoil, je suis sûr que Juline l’a lu aussi avant moi ; c’était l’histoire d’un gros chien poilu. Je pensais qu’il était écrit par une femme. « Claude », ça laisse tout imaginer. Pourtant, la personne prénommée Claude que je connaissais le mieux était un homme : mon grand-père. Allez savoir pourquoi j’imaginais que ce Claude-ci était une femme. Sur la photo, le voici avec un gros pull côtelé, genre prof, son col de chemise dépassant du col rond, ses lunettes, ses cheveux poivre et sel, et une flopée d’enfants devant lui, rangés sur des chaises pour l’écouter et l’interroger ; certains lèvent la main ; ils ont la chance de rencontrer l’auteur des livres que leur instit’ leur a fait lire ; j’espère qu’ils ont aimé Toufdepoil. Ce sont des archives en noir et blanc. Si je les montre à des gosses de maintenant, ils verront le moyen-âge. Si je les montre à des vieux, ils s’en souviendront comme d’hier. Si je les regarde moi, ces images me parlent de moi.

Nouvel intercalaire : « Défi lecture 1991 ». Cinq enfants, toutes des filles, sont absorbées par le livre d’Isaac Asimov Les comètes ont-elles tué les dinosaures ? Peut-être sont-elles habitées par une passion sincère pour la science et la science-fiction ; peut-être sont-elles plutôt animées par la perspective de gagner un prix ; quel genre de prix ? Ce « défi » est sans doute doté de récompenses afin de motiver la lecture. Une adulte (une femme) attire leur attention (geste du doigt) : la réponse à une énigme ? Sur une autre photo de la même série (considérée comme ratée, puisque masquée derrière la première, glissée dans le même étui plastique), les cinq filles lèvent la tête de leurs bouquins, attentives à une parole hors-cadre, peut-être la consigne d’une nouvelle étape du « défi » ; derrière elles, deux adultes, un homme portant une liasse de documents polycopiés (un prof) et une femme ; pas la même que la première, mais avec le même genre de pull, genre très bibliothécaire, avec un appareil photo autour du cou. La troisième photo du même groupe est encore plus loupée, totalement décentrée, ce qui laisse apparaître sur la table une chemise imprimée « Mairie de Villetaneuse » sur laquelle on a ajouté au feutre « P. Langevin ». L’école Paul-Langevin est en face de l’actuelle médiathèque. Ces petites filles ont quarante ans aujourd’hui et leurs enfants viennent y traîner le mercredi après-midi, regarder le même genre de livres sur les dinosaures, ou jouer sur les ordis à l’étage. Si ça se trouve, ils étaient en cinquième à Jean-Vilar il y a deux ans : je les ai eus dans ma classe et ils ont écrit avec moi. Allez, jeunes gens, un petit effort, n’oubliez pas déjà ce projet génial en 2023, en rapport avec l’expo à la médiathèque, vous savez, les œuvres d’art contemporain, la lecture au micro pendant le vernissage, souvenez-vous du recueil qu’on a publié à la fin et cherchez votre exemplaire, avec la couverture bleue, il doit traîner dans votre chambre, relisez ce que vous aviez écrit, relisez les noms de vos camarades, et pensez à moi, retrouvez mon nom dans le livre et demandez-vous ce que je deviens : tapez mon nom dans Google, trouvez mon blog et lisez ce billet, vous serez bien étonnés de voir que je parle de vous. Et surtout, regardez les images : il y a une photo de votre mère à dix ans. La reconnaissez-vous ?

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