Il dit qu’il a tout appris en observant la vallée de son enfance : comment les arbres poussent, comment vivent les bêtes et les gens, d’où vient l’eau et vers où elle coule. C’est le sujet de son exposition : la vallée. Mais en vérité, il s’agit de parler de tout le reste : le dedans des corps, les énergies qui circulent dans notre matière vivante, qui nous permettent de sentir, de nous mouvoir et de nous émouvoir ; et les mécanismes plus grands que le microcosme de la vallée, qui transitent par elle, un atome de paysage dans l’immensité : le cycle des saisons, les échanges commerciaux, l’épuisement des ressources, les représentations symboliques. L’apprentissage d’une humanité de la plus grande échelle (vivre avec nos frères et sœurs de la même espèce) à la plus petite (les globules dans les tuyaux de nos organes). Je me promène dans ces tableaux comme dans un paysage mental : une tapisserie cérébrale où les plantes s’épanouissent, des schémas heuristiques nourris à l’eau de source, aux sels minéraux, aux nutriments organiques, à mes paroles échangées avec W., au souvenir de celles qu’il a prononcées souvent à propos de ces œuvres qu’il connaît bien ; je suis un personnage dans une image décrite par lui, qui trouve encore des mots à poser sur les peintures qu’il découvre ici, dans un autre cadre. Il y a longtemps, déjà, loin d’ici, nous avons été deux hommes dans un paysage du même artiste, un jour. Un décor qui existait sans doute avant que l’art ne s’y dépose, mais comment en être sûr ? Nous ne l’avons connu que grâce au geste de l’artiste : à l’échelle de notre expérience, c’est lui qui l’avait créé. Nous étions partis à la rencontre des petits hommes verts, car ces sculptures semées dans le village, m’assurait W., méritaient le détour. Nous avions parcouru chaque rue et demandé notre chemin, en vain : impossible de dénicher ces œuvres qui n’étaient pourtant pas réputées pour leur discrétion. J’étais un peu déçu d’abord. Puis, l’histoire que nous avons commencé de raconter (la vanité de cette quête) m’a consolé : elle a pris le dessus, jusqu’à devenir plus grande que les contours du village qui l’avait fait naître ; elle s’est inscrite dans la mémoire de nos corps ; et nous sommes plus grands que ces bonshommes verts que nous cherchions.
C’est l’histoire d’une chambre, encore. La chambre est capitale. Mais la chambre n’a aucune importance. Ce qui compte, avec la chambre comme avec tout le reste, c’est ce qui se passe au-dedans, et autour. Le décor n’est pas le sujet. Sans le décor pourtant, il n’y aurait pas l’émotion, si puissante à l’intérieur du corps (je pense à des boîtes enchâssées : la chambre, le corps, le cœur, les sentiments dans le cœur), ni l’immensité qui devient si proche, soudain : la certitude d’éprouver ici quelque chose qui nous dépasse, enfoui très profond, et tellement plus grand que nous, au-dehors, qui nous enveloppe, qui contient la chambre et le monde, et toutes les personnes traversées un jour par la même force, en même temps que nous, avant ou après nous. Ç’a déjà eu lieu dans d’autres chambres. Décrire le décor, alors, oui, pourquoi pas, sans s’illusionner sur son rôle, parce qu’on sait qu’il n’est que le cadre de l’image véritable, l’écran qui recueille l’ombre, l’empreinte de ce qui a compté.
Le même soir, ailleurs. Un homme plaît à un homme (l’un des deux rapportera cette histoire : pas le blond, l’autre). Ils se suivent, ou bien ils vont ensemble au même endroit. Quand ils se quittent, ils n’échangent pas de numéro. L’un dit seulement : « Ce serait bien de se revoir. » Il compte sur le hasard. L’autre pense peut-être : « Paris est tout petit. »
C’est un autre musée, une autre exposition. Je lui dis : « Regarde qui est là. » N’est-ce pas merveilleux de reconnaître quelqu’un par coïncidence, dans une ville de deux millions d’habitants — fréquentée par combien de millions de plus ? Mais nous reconstituons des villages. Cercles de goûts partagés, affinités électives : je n’ai jamais vu l’homme, mais je connais son art ; nous venons juste de voir ses œuvres, ailleurs, car nous les aimons ; c’est un lien qui nous unissait déjà ; quoi de plus normal que de rencontrer ici l’artiste dont nous parlions ? Nous sommes attirés par les mêmes lieux. Ce décor est donc la scène où notre rencontre se joue, le plus naturellement du monde. La chose qui nous lie est minuscule, c’est pourquoi nous la retrouvons si facilement. L’unicité de l’aiguille dans la botte de foin : si le radar est exercé, c’est un jeu d’enfants. Et nous sommes deux enfants face à lui, un peu intimidés : lui qui pourtant le connaît bien, mais décontenancé par l’imprévu ; moi, piqué par la même surprise, amusé, me laissant porter. Il s’ensuit une traversée de Paris la nuit : les Champs-Élysées, la Concorde et les Grands Boulevards. Souvent je pense à la réponse de Garance à Frédérick dans Les enfants du paradis, lorsque celui-ci demande comment ils se reverront, dans la foule de ces mêmes boulevards : « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour. » C’est encore une question de dimensions. De hauteur de vue. Nous dînons tous les trois (il y a beaucoup trop de verres) : l’artiste qui gribouille sur la nappe en papier ; W. qui parle du village, de la vallée, de Paris, du monde ; et moi qui pense aux échelles. Comme Paris lui semblait grand, il y a un an encore, et le voici au centre du monde comme un poisson dans l’eau de la Doulaye, du Marillet et du Lay : si l’on continue, à l’embouchure c’est l’océan, c’est immense mais c’est toujours la même eau ; tant qu’on y connaît des poissons on n’est pas perdu ; tant qu’on sait ce qu’on est venu y faire, on s’y sent à sa place. Le sujet n’est pas Paris, car Paris est tout petit. Le sujet, c’est la conversation que nous avons ici, ce sont les gribouillis sur la nappe : il est question de la topographie minutieuse d’un bocage, et des idées qui nous connectent au monde. Entre les deux, c’est Paris, mais Paris ne veut rien dire, ou plutôt ça veut tout dire, parce que ça dira ce que nous voudrons dire.
Les œuvres photographiées sont de Fabrice Hyber, exposées à la fondation Cartier.