Nous avons de la chance d’avoir une prof comme Brigitte Smadja

Le jour de la rentrée, plusieurs se sont demandé si c’était la même Brigitte Smadja, celle dont nous découvrions le nom sur notre emploi du temps, et celle dont elles connaissaient les livres : « J’ai lu La tarte aux escargots quand j’étais petite, je ne peux pas croire que Brigitte Smadja est notre prof de français ! » C’était pourtant la vérité. Moi, je n’étais pas impressionné, car je n’avais jamais entendu parler d’elle. Je n’ai pas grandi avec ses romans de l’École des Loisirs. Je n’ai pas « appris à lire » avec Brigitte Smadja, comme plusieurs de mes copines l’affirmaient. Mais j’ai appris d’autres choses, de grandes choses grâce à elle. Je l’ai rencontrée quand j’avais dix-sept ans (et demi), j’entrais à l’école Duperré, c’était l’un des choix les plus importants de ma vie. Elle n’allait pas vraiment être « notre prof de français » (au sens où nous l’entendions au lycée), ni une prof d’arts appliqués comme les autres (ceux qui nous formaient aux disciplines centrales de cette école) : je ne sais pas de quoi elle était prof, mais elle était prof, ça c’est sûr. Elle nous enseignait un regard, une curiosité.

Dans mon journal du 17 novembre 2005 : « Je lis La tarte aux escargots, roman de Brigitte Smadja (notre prof de français) prêté par Célie. J’aime beaucoup. » Le 5 janvier 2006 : « Le français, c’est toujours chouette, et on est admiratifs de notre professeur Brigitte Smadja. » Le 13 février : « J’aime savoir que les gens que j’estime dans la vie font de belles choses dans leur travail. C’est agréable d’admirer la personne qui nous fait cours. » Le 23 mars : « Nous avons de la chance d’avoir une prof comme Brigitte Smadja. » Aujourd’hui, je reçois un message de Camille, qui était dans ma classe cette année-là. Nous ne nous écrivons jamais. J’ai des souvenirs très forts des moments vécus à Duperré avec elle. Elle m’écrit pour m’apprendre la mort de Brigitte.

J’aimais les cours de Brigitte (on l’appelait Brigitte entre nous, mais je n’osais pas m’adresser à elle autrement qu’en disant « Mme Smadja »). Un jeu qu’elle nous avait proposé : le questionnaire de Proust, façon de faire connaissance ; puis, elle avait mélangé nos feuilles, si bien que nous découvrions chacun les réponses de quelqu’un d’autre ; ces réponses, débarrassées de leurs questions, devenaient une liste de noms, de faits, de verbes, d’idées : la matière première d’une histoire qu’il s’agissait maintenant d’écrire. Moi qui croyais être à l’aise avec l’écriture (au lycée, j’étais « celui qui savait écrire »), je réalisais que les autres étaient plus dégourdis que moi ; leurs textes étaient plus drôles, plus originaux, plus étranges ; le mien était joliment écrit mais affreusement banal ; j’étais complexé et stimulé à la fois. Souvent je repense à cet exercice lorsque je me trouve face à une classe, confronté à ce personnage qui me ressemble : le bon élève (le plus souvent la bonne élève) qui n’arrive pas à sortir du cadre, à s’exprimer avec spontanéité. J’étais cet élève. Le récit que nous avons écrit avec Brigitte a servi de départ à un travail plastique avec Rosalie, notre prof de dessin : sur la base du décor que je décrivais en mots, je développais des images, je découpais et collais, je dessinais et peignais ; c’était l’ébauche d’une planche de BD qui m’aurait déçu si je l’avais achevée, mais dont le brouillon foisonnant me plaisait.

Le meilleur truc qu’on a fait avec Brigitte : elle nous a lu un extrait de L’infra­ordinaire (car il y avait Perec, bien sûr, et c’est elle qui m’a fait connaître Espèces d’espaces) en nous invitant à prêter nos yeux et nos oreilles au bruit urbain, aux mots anodins, à ce qui se passe quand il ne se passe rien. Nous consignions dans nos carnets les « phrases lues et entendues » : cette moisson était mise en commun, rassemblée dans un grand herbier. C’était rigolo et bizarre, ça me troublait parfois, ça me passionnait. Avec mes camarades Camille, Célie et Jie, on a tourné un film à partir de cent-cinquante phrases de cette collection, que nous avons demandé à cent-cinquante personnes de prononcer devant la caméra, gros plan sur la bouche, forme humaine et abstraite à la fois, sorte d’animaux produisant des paroles, des mots hypnotiques. Notre film était génial, je peux le dire. J’ai appris à manipuler les mots des autres pour les faire miens : à les digérer, à les incorporer à ma propre matière. J’ai appris à travailler avec d’autres, et à me sentir fier d’un résultat dont je n’étais pas seul responsable. J’ai appris à aborder des inconnus dans la rue, aidé par les besoins du projet, car il nous fallait absolument recruter des bouches à filmer : celles des passant·es de la rue Dupetit-Thouars, celles de nos crushs dans les couloirs de l’école ; et l’on n’est pas timide quand on est animé par l’art. À la fin de l’année scolaire, le 2 juin, alors que j’ai déjà passé le concours et décidé de quitter cette école pour une autre, j’écris dans mon journal : « Dans le RER, je lis Mon écrivain préféré : Brigitte Smadja, un bouquin sur notre prof, que j’ai dégotté par hasard cet aprèm. Et ça me donne encore plus envie de rester à Duperré, mais bon, hein, ça y est, je suis inscrit à Estienne, et tant mieux, c’est très bien ainsi. »

En décembre 2017, je traîne dans les allées du salon du livre de Montreuil en mode pique-assiette : L. et moi avons eu des invitations pour le soir du vernissage. Au stand de l’École des Loisirs, un monde fou, des petits fours à gogo, je me faufile pour prendre un verre. Je reconnais Brigitte Smadja. D’un coup, je me sens timide. Il n’est plus question de picoler en feuilletant distraitement des albums : à nouveau, j’ai dix-sept ou dix-huit ans, je suis tout petit, j’admire ma prof et j’ai besoin qu’elle me reconnaisse. Elle parle avec des gens. Je m’approche, mais pas trop. Je crains de déranger. Je dis bonjour. Elle m’appelle par mon nom. Elle se souvient donc de moi ! Combien d’élèves a-t-elle vu passer, depuis dix ans ? Et combien de lecteurs ? Je lui dis que je viens de publier mon premier livre. Le lendemain, je le lui envoie par la poste, car je me souvenais de son adresse : elle habitait dans le Marais, le même immeuble qu’une galerie que nous fréquentions quand nous étions étudiants. Elle me répond. C’est une jolie carte, quelques lignes de sa main, précises et chaleureuses. Ça commence par un commentaire à propos de mon livre. Elle en dit du bien, mais quelque chose me trouble, dans le ton ; c’est agréable pour moi, mais ça n’a rien à voir avec le discours de mes amis ou de ma famille ; je n’ai pas l’habitude qu’on parle ainsi de mon travail — de ce que je commence tout juste d’appeler « travail ». Elle décrit mon texte et l’analyse succinctement, à la manière d’une critique — non, pas d’une critique : à la manière d’une prof. Elle me félicite. Voilà. J’ai trente ans et je suis fier de dire à ma prof : « Je suis écrivain moi aussi. » Et elle m’encourage. Elle me donne confiance en moi. Ce qu’elle m’a appris, c’est ça.

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