C’est l’histoire de la fin d’une histoire : je reviens au lycée Charles-de-Gaulle, où je suis venu souvent en 2020 et 2021. J’avais dit à Fred et Hélène que je serais partant pour refaire un truc : je n’hésite pas à dire aux gens que je cherche du travail. Je me suis dit aussi : « Faut que j’aille voir avant que tout ça ne disparaisse1. » Le lycée ferme cet été, pour de bon. Des gens planqués dans des bureaux ont décidé qu’il ne servait à rien : ils l’ont supprimé, comme les capitalistes liquident une succursale pas assez rentable. Il faut dire que ce lycée est tout petit et que l’administration connaît chaque élève par son prénom. Ça permet de suivre de près ceux qui ont besoin qu’on s’occupe d’eux. Ça permet — j’ose le gros mot — d’envisager l’enseignement à échelle humaine. Mais, à la rentrée prochaine, ils seront disséminés dans d’autres bahuts, perdus dans la masse de milliers d’anonymes. Certes, c’est le lot habituel d’un ado moyen, mais pourquoi toujours s’aligner sur la moyenne, sur la masse molle et plate, qui ne répond ni aux désirs ni aux besoins de personne ? Il faudrait être fier du régime d’exception de ce lycée de poche, oublié des radars, où régnait une sorte de liberté joyeuse. Je l’ai sentie, moi, en tout cas. Une chaleur. Des gens avec un nom et un visage. J’ai expliqué cela à M., la dernière fois que nous nous sommes vus au café (c’est notre petit rituel : il aimerait plus souvent, mais je trouve que c’est bien ainsi, deux heures au café, presque chronométrées, ce sont nos « séances » : c’est lui qui a commis ce lapsus, une fois), le jeune M. que j’ai rencontré dans ce lycée, timide, étrange, des manières abruptes et étonnantes, une sorte de fragilité bizarre qui m’a donné envie de le connaître ; il a vingt-et-un an et il me parle de ses profs qu’il aimait bien, et je lui réponds : dépêche-toi de leur rendre visite, si tu veux les voir dans les murs où tu les as connus, car ton lycée va disparaître. Moi, je vais y retourner deux fois le mois prochain, car Fred et Hélène me donnent du boulot : un atelier avec la classe UPE2A. On prépare ça au CDI avec un café, parce que le CDI est la place du village (Charles-de-Gaulle est un bourg où tout le monde se connaît), le contraire des CDI moribonds de mon adolescence, où croupissaient des bouquins jamais ouverts et les élèves qui n’avaient pas d’amis. Le CDI de Charles-de-Gaulle est un refuge pour les jeunes gens perdus (j’y ai trouvé M. il y a deux ans), mais aussi un forum bavard où l’on joue au Uno, en même temps qu’une annexe silencieuse où l’on joue aux échecs, un lieu où l’on vient s’avachir dans un fauteuil en feuilletant des magazines, une escale où l’on se sent bien. Qu’on aime les livres ou non. On ne va pas se mentir : la plupart des gens ne viennent pas pour ça. Mais les livres sont le décor de cet espace où il fait bon vivre. Alors, c’est comme une image subliminale : quelque part dans les couches profondes du cerveau, les arts et la culture s’associent doucement à l’idée de plaisir.
C’est le même pari à la médiathèque de Villetaneuse : mon ange gardien s’appelle Hélène aussi, elle nous accueille pour les ateliers dans une salle lumineuse, et pendant que je reste là-haut avec quelques-uns, elle accompagne les mômes qui veulent revoir l’expo, ou fouiller dans les rayons. Mardi, en fin d’après-midi, le vernissage : une démonstration de joie à l’état pur. Des gamins partout. Les nôtres avaient fini la classe deux heures plus tôt, alors on craignait qu’ils ne reviennent pas. Mais la plupart ont répondu présents. Par grappes de copains ou copines. Avec les frères et sœurs. Ou bien seuls. Ou avec le papa. La jeune fille maladroite, qui ne sait pas quoi faire de son corps trop grand, qui galère en classe, mais qui n’a pas cessé d’écrire pendant nos ateliers, un texte confus mais joyeux, un flux continu, elle explique à son père comment elle a travaillé, et elle dit : « Je l’ai fait à partir de ça » — elle montre une œuvre, elle n’en connaît pas le titre, c’est pas grave. Si personne n’a retenu les noms d’Ernest Pignon-Ernest, Georges Rousse, Maria Thereza Alves, Abraham Hadad, Sigurdur Arni Sigurdsson, Tjeerd Alkema, Jean-François Lacalmontie, Marcel Miracle, Philippe Ramette, Édouard Levé, quelle importance ? Il y a des médiateurs, des vulgarisateurs, des professeurs pour ça. J’ai joué un autre rôle : opérer la connexion entre les œuvres des autres et les textes qu’on écrit soi-même, une connexion qu’on appellerait plaisir. Ma grande ambition. Des mômes que je n’avais jamais vus se pressent devant moi qui tiens le micro. L’un dit : « Moi aussi je veux lire » — car c’était une lecture publique, comme vendredi dernier dans une autre médiathèque, avec Joachim. « Mais tu veux lire quoi, toi, puisque tu n’as pas écrit ? » Le petit malin choisit au hasard un texte imprimé sur papier fluo (la bonne idée de Nina, de la gaieté dans le travail, encore) : « Celui-là. » On n’avait pas prévu une session open mic. Le charme de l’impro : c’est brouillon, mais festif. Il y en a encore trois qui insistent. Ils piaffent. Ça fait déjà une demi-heure qu’on enchaîne. D’habitude, on manque de volontaires ! Lire de la poésie dans une expo d’art contemporain, depuis quand c’est devenu un jeu ? Une fille de ma classe lit son texte : une conclusion parfaite. Alors, je dis : « C’est l’heure du goûter » — et soudain l’attrait du micro semble dérisoire. En trois secondes, plus personne pour lire. Surtout qu’on a prévu des gâteaux emballés, pour les enfants qui jeûnent et voudraient les emporter chez soi. Moi, je ne mange rien, je ne bois rien, trop occupé à parler. On me félicite, en parlant déjà de cet événement au passé. Ça ressemble à la fin de quelque chose. Alors moi, je dis que non, ce n’est pas fini. Les gens qui me trouvent sympa, je n’oublie pas de leur dire que je cherche du travail.
Samedi soir, je dis à J.-E. en murmurant, penché au dessus de la table pour que le patron n’entende pas : « Dans Autoportrait d’Édouard Levé, à la première page, celle que je lis souvent en atelier, il y a cette phrase : J’arpente les lieux vides et je déjeune dans des restaurants désolés. » Il n’y a plus que nous dans la salle. Cinquante couverts désœuvrés, cinquante fourchettes qui resteront intouchées, pendant combien de jours encore ? Les verres vont prendre la poussière. Souvenir d’il y a dix ans : « C’était l’époque de sa splendeur, la meilleure pizzeria du coin. » Mais J.-E. romantise et je modère son lyrisme : « C’était un chouette restaurant de quartier. » Du temps où les riverains n’étaient pas snobs, ne couraient pas les enseignes à concept, les adresses incontournables, les nouveautés qu’il faut tester à tout prix. Un repaire de fidèles. Nous n’habitions pas loin, la promenade était douce, le service chaleureux, en famille — ç’avait l’air d’une famille en tout cas, tout le monde parlait avec le même accent. Qu’est devenue la femme ? Et la fille ? L’homme est seul, en salle et en cuisine, et chacun sait qu’on ne peut être simultanément au four et au moulin, alors le service est lent, mais il n’y a que nous, alors il se débrouille, mais soudain trois personnes s’installent, et deux autres commandent à emporter, et le voici débordé : que faire ? Fatalement, c’est moins bien qu’avant, alors on ne vient plus ; et si on ne vient plus, ça continue de dégringoler. Une lente glissade. Le silence qui règne dans ce restaurant désolé est le recueillement dû aux fantômes : le cliquetis de nos couverts, à nous deux les seuls clients, rappelle le brouhaha des tablées d’antan : t’en souviens-tu ? Un coup pour oui, deux coups pour non. C’est une très longue descente, un enterrement invisible, l’ensevelissement dans les profondeurs du quartier, on pense à M. et Mme Chardon Bleu dans le film d’Agnès Varda2 tourné juste à côté, peut-être que la dame du restaurant est dans le même état, et le monsieur tient la maison à bout de bras, peut-être que la femme n’existe plus, et qu’il est seul, et qu’il reste jusqu’à la fin, quand même, par fidélité, il continue de sourire tandis que les sables mouvants le tirent par les pieds, il s’enfonce doucement, très doucement, il finira ainsi, sans se plaindre, et un jour ce sera vide, vraiment vide, plus aucun client, et personne ne s’apercevra qu’il a disparu. Un jour il est là, et le lendemain il n’y sera plus. Un effacement. Quand nous sortons, c’est J.-E. qui dit : « J’ai aimé ce dîner, et c’était triste pourtant. » Il est ému. Il me dit aussi : « Tu devrais écrire sur ce restaurant. » D’accord. Et ça commencera par : c’est l’histoire de la fin d’une histoire.
1 Raymond Queneau, Courir les rues
2 Agnès Varda, Daguerréotypes
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