Je parle très exalté, je prononce des phrases définitives sur ma conception de l’écriture et de la vie en général, des formules séduisantes, un résumé de mon rapport aux choses et aux gens, comme s’il avait lentement mûri à la faveur d’une quête philosophique, mais en vérité c’est improvisé. C’est le genre de choses que je dis quand je me sens bien. Je suis au bar avec C. et A., après la lecture, et C. me dit que, lorsque je raconte ce que je fais (mon histoire d’hospitalité, de chambre et d’invités), il a l’impression que j’en parle comme d’un projet artistique. Si l’on appelle « art » une démarche d’abord intuitive, puis comprise et ritualisée, poussée vers son perfectionnement, dans le but de se sentir plus proche de soi-même, d’éprouver des émotions, de préciser des idées, alors oui, pourquoi pas. Puis je leur explique que j’ai rencontré un jour cette phrase (à dix-sept ans et demi à Duperré) : « L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » : je ne l’ai jamais vraiment comprise, mais elle m’a bousculé aussitôt et je continue d’y penser souvent. « L’écriture est ce qui rend la vie, etc. » Ça va aussi avec : un remède à l’ennui. Et : vivre ne suffit pas. « Des phrases définitives », disais-je. À la librairie, une heure plus tôt, les propos étaient moins péremptoires, plus subtils : C. et C. ont alterné lectures et paroles improvisées, en douceur et en profondeur : des textes éminemment intimes. Une première personne revendiquée, ou dissimulée dans la fiction. Et C. de demander à C. devant tout le monde : « Pardon d’utiliser ce mot, mais il me semble qu’il y a une dimension politique dans ton livre. » Il s’excuse. Mais de quoi ? Et C. de répondre : « Il y a mon histoire personnelle, oui, mais aussi ce travers qui consiste à m’intéresser aux autres toujours. » Ce travers ? J’aime leur modestie, à l’une et à l’autre. J’aurais dit plutôt : « une empathie irréfrénable ».
C’est une bande qui change de forme : on retrouve souvent les mêmes, et puis des nouveaux. Là, c’est J. qui dit : « Je suis sur un petit nuage depuis trois jours. » Il a reçu une bonne nouvelle d’un éditeur qui m’intéresse beaucoup moi aussi. Qui me fait très envie. Dont je me sens proche. Je lui réponds : « J’ai envie de faire partie de la famille. » Ce bizarre mot de « famille ». J’aurais pu trouver mieux. Mais il a compris. Bientôt, il va falloir que je m’y colle : démarcher des éditeurs pour Rue des Batailles. Je n’ai pas hâte. J’ai été chanceux jusqu’ici, car je n’ai pas souvent eu besoin de me coltiner cette épreuve. Mes premiers textes sont parus chez Lunatique sans avoir été lus par personne d’autre que Pascale : je les avais écrits en espérant qu’elle les aimerait, et ils sont devenus des livres. Ça semble si facile, raconté ainsi. C’est pour L’épaisseur du trait que j’ai galéré : je l’ai envoyé à quarante éditeurs avant de tomber sur le bon — qui était vraiment le bon au sens de « celui qu’il me fallait » — au sens de « parce que c’était lui, parce que c’était moi » — oui, je romantise, mais il y a des rencontres importantes et il faut les reconnaître quand elles adviennent : je n’écrirais pas ainsi aujourd’hui si je n’avais pas rejoint la galaxie Publie.net. Tiens, oui ! « galaxie » au lieu de « famille ». L’idée d’une lumière qui se concentre quelque part, de photons qui s’agitent fort, d’autres particules qui s’incorporent au mouvement, d’une matière qui soudain se crée. Voilà. Le 20 novembre 2017, Guillaume était le quarante-et-unième éditeur à recevoir mon manuscrit, dont les premiers envois remontaient au 28 décembre 2015. Ça valait le coup d’attendre. Si bien que le suivant, Les présents, je ne l’ai fait lire qu’à lui. Et maintenant que Publie ne publie plus (comme c’est bizarre d’écrire cette phrase, et triste), je suis forcé d’aller voir ailleurs. Peut-être que je l’aurais fait de toute façon, sans culpabilité : il m’y aurait encouragé, je le connais.
À Villetaneuse, un môme qui avait déjà écrit un truc formidable (une contemplation philosophique) m’a demandé : « Est-ce que je peux écrire ce que je veux ? » Je n’espère pas mieux : l’expression d’un désir. Eh bien, soit ! Fais ce que dois ! et je t’y aiderai si je peux. C’est une aventure archéologique : le narrateur et ses amis cherchent les vestiges de la bataille d’Ulm. Ce n’est pas au programme de cinquième : il a appris tout seul les guerres napoléoniennes. Je ris en lisant la première phrase. Je lui explique pourquoi : « Les noms de tes personnages, c’est exactement ceux que j’ai donnés, dans mon roman, aux animaux. » Les amis du collégien-narrateur s’appellent Wagram, Austerlitz, Iéna. Dans Rue des Batailles, mes chevaux s’appellent Aboukir, Arcole, Wagram. J’ai envie de lui parler d’Austerlitz de Sebald, mais c’est un peu compliqué à son âge. Je le mettrai dans mon sac la prochaine fois, au cas où.
Vendredi prochain avec Joachim, une lecture à deux voix : comment nous jouons aux chercheurs en fouillant les archives, puis comment ça se transforme en récit. La fiction qu’on s’autorise. Je partagerai des extraits d’un manuscrit que personne n’a lu. Bien sûr, c’est J.-E. qui connaît le mieux Rue des Batailles, mais il n’a eu accès qu’à une petite moitié, même lui. Ensuite, S. a lu une dizaine de chapitres parce qu’il me l’a demandé (et il a eu raison de le faire) en échange de son propre manuscrit (mais j’ai triché en lui envoyant des morceaux choisis, n’osant pas livrer le gros machin d’un coup). Et puis, sur un coup de tête, les deux extraits envoyés à T. que je connais à peine, parce qu’il était question de lumière dans son texte à lui, et ça m’a plu : la dilution d’un personnage dans son propre mouvement, dans les lumières de la ville qui deviennent un personnage, peut-être le même, et ces lignes de photons échappent à toute échelle, deviennent immenses ou minuscules, une histoire de la matière, un big-bang intime, une galaxie encore. Quand T. est entré dans la pièce, j’ai aimé sa manière discrète d’occuper l’espace. D’observer beaucoup. Il y avait du monde : que je connaissais depuis toujours (Juline) ou depuis quelques minutes (des gens de passage). J’ai regardé ce qu’il regardait aussi : l’idée d’une convergence. La créer. Lui parler, le faire parler. Il m’a intéressé. Sûr de lui (dans la qualité des mots choisis, il montrait qu’il savait ce qu’il disait) ; mais gêné de prendre trop de place : lorsque les autres se sont tus, sa voix a soudain retenti dans la pièce ; il s’est arrêté ; puis : « Si personne ne parle, ça va donner de l’importance à ce que je dis. » Et pourquoi pas ? Depuis, nous avons échangé trois ou quatre messages. Je lui demande de quoi cette lumière est la métaphore, dans son texte : bien sûr, c’est à moi-même que je pose la question, lui montrant ces deux fragments de Rue des Batailles où elle luit, point, éclate, rayonne, fuse. Je pose la question, mais on n’est pas tenus d’y répondre. Il y a des questions inutiles. « Pourquoi nous aimons-nous ? » Ça vous intéresse vraiment de le savoir ? Parfois, accueillir sans comprendre. Car nous parlions de lumière, et déjà la conversation dévie — magie du mouvement. Nous parlons d’amour. Je lui écris : « Je me souviens d’absurdes nœuds que je me faisais dans la tête avant de commencer ce texte (mais la question est valable pour n’importe quelle autre entreprise) : Ne suis-je pas en train de me fourvoyer dans ce projet, alors que la seule chose qui compte c’est de parler d’intimité ? — variante :… alors que la seule chose qui compte c’est de parler de politique ? La solution, évidemment, je suis sûr que tu la connais : c’est dire que tout est politique ; et que l’intimité est politique ; et qu’écrire, c’est toujours parler de soi. Équation résolue. Je ne crains plus désormais de me tromper de voie. Quoi que j’écrive, il sera toujours question d’amour, et ce sera toujours politique. » Voilà ce qui arrive quand je parle très exalté : je prononce des phrases définitives.