Nous avons vécu dans un endroit beau. Aujourd’hui aussi, c’est beau, mais moins, ou différemment. Il ne s’agit pas de beauté absolue, rue de la Roquette. Notre cour est agréable parce que bien entretenue, ombragée par de hautes feuilles, parcourue par des chats : l’architecture pauvre et fonctionnelle d’un faubourg du XVIIIe s’est parée, au XXIe siècle, du charme discret d’une bourgeoisie de goût. Les murs pas tout à fait droits savent accrocher la lumière. On adore. Mais il aurait fallu voir les mêmes il y a trente, cinquante ou cent ans, dépouillés de leur joliesse, dans leur jus : ces murs en torchis noirs de suie ou, au choix, gorgés d’humidité. Les logements ouvriers premier prix avant qu’on invente la philanthropie : un couloir étroit, un boyau dirais-je, entre deux rangées de quatre étages où les gens s’entassent. Pas sûr que les touristes se ruent sur Airbnb pour réserver. Le charme de notre adresse est une affaire de contexte. Tandis que le quai de Béthune — cet autre lieu dont je veux parler — est beau. Beau tout court. Quelle différence ? La beauté peut s’accommoder de tristesse. Voire de mélancolie. On ne conçoit pas de mignon-tragique, car le spleen n’est pas cute. Mais la nostalgie est belle. Beauté des ruines ! J’imagine notre cour de la rue de la Roquette en déshérence : une pouilleuse cour des Miracles. Puis je revois les photos du quai de Béthune par Atget : un abandon, une torpeur qui confine au sublime. Un lieu beau, c’est ça : même vieilli, patiné, décati, voire écroulé, il nous tire les larmes dues aux œuvres d’art. Aujourd’hui, bien sûr, le quai de Béthune est propret comme une carte postale et il y a dans la cour assez de fleurs pour butiner une vie. Et nous, on n’est pas bégueules, on sait jouir de ces mignonneries de surface. Mais, à la fois, on est happés par la beauté en couche profonde qui nous tire par les pieds à travers les pavés. On reprend nos places rituelles autour de la table de fer, nappe coquette, napperons idem, et montagnes de gourmandises. Je prends un verre de vin, J.-E. un jus d’orange. À la fin, il ne dit pas non au porto. À chaque fois on s’étonne de laisser couler tant de mois. Pourquoi demeurer si longtemps si loin de Conceição et Yvon ? Eux qui m’ont vu tout petit (ce n’est pas vrai : j’avais dix-neuf ans). Elle me dit, comme à chaque fois : « Tu as encore grandi. » Et puis elle parle. Et c’est une après-midi douce et chaude qui s’étire ainsi (je ne parle pas de la météo, mais de la tendresse des sentiments). C’est notre rituel. Ô que rien ne change ! On se glisse dans les mêmes gestes comme si l’on n’était jamais partis — combien ? onze ans après avoir quitté l’île ? Conceição nous raconte comment, cinquante ans après avoir quitté d’autres îles (celles du Cap-Vert où elle a vécu plusieurs années, avant et après l’indépendance), elle a tout retrouvé comme avant — non pas les paysages, transformés du tout au tout, mais ce n’était pas ça qui l’intéressait le plus — elle a retrouvé la langue. Il y a cinquante ans, elle notait dans un carnet tous les mots qu’elle entendait au village. Elle les réemployait aussitôt, elle les faisait siens, et maintenant ils font corps avec elle, si bien que, dès son retour dans ses îles de jeunesse, dans ces villes et villages sans doute bouleversés, elle s’est mise à parler créole comme si de rien n’était, aussi facilement qu’avant. Alors les gens lui ont parlé aussi. Car c’est ça qui l’intéresse, Conceição : les gens.
Je termine ma relecture de Rue des Batailles. Au chapitre 75, dans les parents d’Elmina (les beaux-parents de Jules), bien sûr qu’on reconnaît Conceição et Yvon. Si c’est un roman à clé, ne cherchez plus, je vous donne de quoi crocheter la serrure.
Sa mère parlera de toute façon, quoi qu’il arrive, il ne sera pas nécessaire d’alimenter son feu : le moulin perpétuel soufflera sur les braises, toujours chaudes. Elle demandera quelquefois à Jules :
« Et toi, comment vas-tu ? »
Jules dira qu’il va bien, et elle sera contente.
Il y a deux relectures : celle pour corriger (je revois tout le manuscrit afin que Sonia ait entre les mains une version neuve, plutôt que celle de mars 2023 par laquelle nous nous sommes connus) ; et celle que je poursuis à voix haute. De celle-ci, nous sommes à la moitié : les deux chapitres 40 et 41 portant le même titre (« Le miroir »). Nous, c’est Pierre et moi dans la chambrette, la grotte où nous passons nos heures. On fait quoi ? On travaille. On fabrique les pièces qui seront exposées à Villetaneuse. Le clip en fait partie aussi. Notez dans vos agendas : vernissage le samedi 5 octobre, médiathèque Annie-Ernaux. Il y aura une lecture dessinée avec Marguerite Boutrolle ! Et la fameuse expo. On est dessus, à fond. On en fait trop. On en parle tout le temps. C’est trop bon.
On a frôlé Villetaneuse. On est partis de Groslay, on est passés par Montmagny et Pierrefitte. Mon projet avait l’air chouette sur le papier (sur l’écran où j’étudiais la carte IGN) : baguenaude d’un parc à l’autre : de la Butte-Pinson (panorama) à celui de La Courneuve (on dit qu’il est immense) via la cité-jardin de Stains (car J.-E. est passionné d’architecture) en suivant le GR 655 (qui mène à Compostelle, mais on se serait arrêtés à la basilique de Saint-Denis). Pourtant, je me suis loupé. Il faut dire que c’était le 15-Août, il faisait chaud, il n’y avait pas un chat dehors, pas un péquin dans le parc, l’herbe était brûlée ; une butte pelée, impeuplée, plantée de pylônes à haute tension ; des brebis réfugiées à l’ombre d’une maison en parpaings pleine de trous qui, je le déplore, n’avait pas le charme nostalgique d’une ruine d’Hubert Robert. J’oublie de mentionner la décharge qu’il a fallu traverser avant d’atteindre la butte promise, peinte par Maurice Utrillo autrefois : peut-être les seuls humains croisés ce matin, à bord d’un camion genre pickup, qui allaient déverser les restes d’un chantier de démolition au bord du chemin — notre GR 655 si pittoresque. Ça nous a fichu le cafard. Surtout à J.-E. qui ne s’attendait pas à un topo si sinistre (je lui réservais la surprise de l’itinéraire). D’habitude, on est curieux de tout, on explore, on arpente nos départements de bout en bout, peu importe que ce soit beau ou pas, on trouve du charme à n’importe quoi de joli, et à défaut de joli on s’intéresse à l’urbanisme et à son histoire. Mais là, ça ne prend pas. Il n’est pas dans le mood. J’oublie que je fréquente plus souvent que lui ces quartiers désolés et que, les premières fois, ça me déprimait sévère (a-t-on le droit de bâtir des lieux si laids ? et de les laisser devenir si pauvres ?) : même après une année scolaire au lycée de Villepinte, je ne me suis pas habitué à la tristesse abyssale de Sevran-Beaudottes. Par contre, je parviens à la placer au second plan parce que j’y fais des choses, j’y rencontre des gens. Mon travail rend la ville intéressante. Il n’anesthésie pas pour autant la colère (les petits soins prodigués aux espaces publics des quartiers bourges versus le strict minimum accordé aux zones qu’on laisse croupir : c’est normal ou c’est dégueulasse ?). Les abords du collège Politzer à La Courneuve étaient atroces (des chantiers poussiéreux enclavés entre l’A1, l’A86 et la bretelle de raccordement d’une autoroute à l’autre), mais le projet avec les gosses était génial et je garde un souvenir ému, quasi angélique des heures passées entre les murs de cette classe, bulle de pétillance dans ce décor plombant. Mais ici, sur la Butte-Pinson, c’est le 15-Août et il n’y a personne, et de toute façon nous n’allons pas aborder des inconnu·es pour lancer un atelier d’écriture. Alors, l’indigence du décor nous saute à la gorge et, en l’absence de regards humains pour habiter tout ça, on se sent voyeurs. Nos yeux sortent de nos corps pour contempler, quoi ? deux Parisiens en goguette ? Alors on jette l’éponge. On trace la route, on saute dans la ligne 13, on descend sept stations plus loin, et on choisit la beauté, je l’avoue, on choisit le plaisir facile.